Un socle commun

Un socle commun
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par Thomas Baumgartner 'Ça se parle entre les lignes dans les journaux ce matin…' Entre les lignes, entre les colonnes, entre les articles même…Lire le journal c’est aussi lire entre les articles. C’est voir comment ça se parle d’une page à l’autre… C’est dézoomer.Et quand on prend la page 14, et la page 15 du Figaro ce matin, par exemple, et qu’on dézoome, alors il y a des ponts qui se créent.Sur la page 15, c’est la tribune du philosophe Paul Thibaud, ancien directeur de la revue Esprit. Jacques Munier en a parlé à 7 heures moins vingt dans son Journal des idées, je renvoie donc à sa chronique.En quelques mots, Paul Thibaud évoque le fossé entre le peuple et les « élites ». Un écart qui est d’abord matériel, dit Thibaud, avec un PIB qui augmente depuis des années, mais ce supplément de richesse s’est deversé « d’abord vers le haut », vers les plus riches.Et il est aussi question de dialogue dans le texte de Paul Thibaud. « Nous avons quitté le monde des oppositions pour entrer dans celui des différences et des éloignements », écrit le philosophe. « Notre idéal implicite est celui d’un monde post-national sans autre repère que la mise en œuvre des droits de chacun, donc un monde où, l’individu étant une île, il n’y a plus lieu de discuter d’une quelconque idée de l’humanité »… Entendre : de commune humanité.Frontière symbolique, faire ou non communauté, en être ou pas, l’élite (avec ou sans guillemets) et les autres… On trouve ça aussi si l’on dézoome. Et nous trouvons alors en vis-à-vis du texte de Thibaud toujours dans le Figarol’article de Laure Mandeville sur un phénomène qui touche les campus universitaires américains.Dans son reportage, la journaliste rapporte l’histoire d’un professeur de Yale, Nicholas Christakis, en charge de la vie scolaire, qui s’est retrouvé mis en cause, du fait d’un mail envoyé par son épouse, qui est aussi son adjointe. Elle y appelait les étudiants à « ne pas se formaliser si les costumes d’Halloween venaient à ‘choquer leur sensibilité culturelle’ ». « Le campus s’est alors embrasé à l’appel des associations afro-américaines », lit-on dans l’article.« Il est désormais de mauvais ton aux Etats-Unis d’arborer un visage noirci au charbon pour incarner un loup-garou, car cela pourrait être interprété comme un dénigrement des Noirs ; ou il est peu recommandé pour les blondes de se déguiser en Mulan (une princesse chinoise héroïne d’un dessin animé Disney) ou de porter une coiffe à plumes, car les étudiants indiens américains ou chinois pourraient percevoir ces choix comme « l’appropriation d’une autre culture ».Voilà le contexte de réception du mail d’Erika Christakis. Les quelques étudiants rencontrés par Laure Mandeville sur le campus de Yale parlent de « racisme institutionnel », de « privilège blanc », de « sentiment d’invisibilité ». Mais ils ne parlent d’aucun fait avéré de discrimination, dit-elle.« L’avocat Floyd Abrams, ancien de Yale, estime qu’il ‘faut répondre au malaise des étudiants de couleur’. Mais il met en garde ‘contre la tendance grandissante à exiger des limitations à la liberté de parole, notamment dans les salles de classe. » Et il ajoute : « Exiger de mettre au rancart des œuvres intellectuelles majeures sous prétexte qu’elles pourraient en offenser certains, c’est très dangereux ».Plus loin, la journaliste relate que certains intellectuels « s’inquiètent d’une révolution culturelle si préoccupée de diversité qu’elle annihile tout espoir de créer un socle commun entre les communautés ». Yale a soutenu le couple Nicholas et Erika Christ-akis et les a maintenus à leur poste. Ils se sont mis peu de temps après en congés sabbatique.'Il y a des dialogues entre articles, il y a aussi des dialogues entre les journaux.'Libération et L’Humanité par exemple ce matin. Dans Libération, il faut lire le portrait de l’opposant syrien Naji al-Jerf. Il a été tué avant-hier en Turquie, à Gaziantep, non loin de la frontière syrienne. De jeunes militants syriens l’entouraient en permanence. Mais dimanche « ils n’ont rien pu faire », écrit Jean-Louis Le Touzet dans Libé.« On était trois à l’accompagner à un rendez-vous dans le centre de la ville », rapporte l’un d’eux.« On marchait à ses côtés quand une voiture s’est garée. Deux types sont descendus. L’un avait le visage recouvert d’une sorte de foulard, l’autre non. Ça a duré une seconde… Et ils sont remontés dans la voiture. » Naji al-Jerf, qui était à la fois journaliste-reporter, militant pacifiste et éditeur, a été abattu d’une balle en plein front par un tireur équipé d’un silencieux. « Il venait d’obtenir son visa et était attendu à Roissy, en France, hier matin », rappelle Libé.En écho, donc il y a l’article de Thomas Lemahieu dans L’Humanité. Qui parle du même homme. « Il s’agit du 4e meurtre, en quelques semaines et sur le seul territoire turc, de journalistes ou de reporters citoyens liés au collectif ‘Raqqa est massacré en silence’, un collectif (dont Naji al-Jerf était le producteur) qui décrit sur les réseaux sociaux les atrocités commises par l’organisation ‘Etat islamique’ » dans la ville de Raqqa, en Syrie.Et Thomas Lemahieu poursuit : « Alors que le gouvernement Erdogan laisse les sbires de Daech massacrer en toute impunité sur son territoire, il emprisonne les journalistes coupables de faire leur travail. »C’est le cas de Can Dündar, le rédacteur en chef du journal d’opposition turc Cumhuriyet qui écrit dans L’Humanité une lettre depuis sa prison d’Istanbul. « Parce que nous avons pris le parti de la paix, parce que nous sommes contre le despotisme et la censure, moi et mes collègues, nous nous retrouvons en prison et isolés dans nos cellules. Par la leçon et l’expérience françaises, nous savons très bien qui gagnera à la fin. C’est pour cela que nous résistons avec ténacité et croyance. »C’est donc à lire au complet dans L’Humanité parue ce matin. 'A propos de liberté d’exercer son travail de journaliste… Un autre cas ?'Un autre cas autre lieux, autres enjeux, mais à souligner quand même. Il est question à de nombreux endroits d’Ursula Gauthier la correspondante de l’hebdomadaire L’Obs, que la Chine expulse. Elle doit quitter le pays avant après-demain.Le Monde daté d’aujourd’hui rappelle que tout est parti d’un « article signé par Ursula Gauthier le 18 novembre danslequel elle relevait les ambiguïtés de la lutte antiterroriste chinoise dans la région autonome ouïgoure du Xinjiang, région turcophone et musulmane. Elle s’interrogeait sur une opération policière sanglante évoquée à demi-mot parPékin, contre les auteurs présumés d’un massacre dans une mine. Un massacre qui, continue-t-elle à dire, tenait plus de la vendetta que du terrorisme ».Les autorités chinoises ont demandé à la journaliste de s’excuser d’avoir « soutenu le terrorismeouïgour » (« Alors que je ne l’ai bien sûr jamais fait », dit-elle), de déclarer sa « sympathie pour les victimes chinoises du terrorisme », et de se « désolidariser des ONG internationales qui ont présenté mon cas comme une atteinte à la liberté de la presse en Chine ». Ce qu’elle a refusé de faire.Le Monde rappelle que la Chine cherche régulièrement à « soustraire ses politiques au Xinjiang à tout regard critique ». « Le sud de la région glisse dans une spirale de violence, aggravée par l’opacité des informations », ajoute le journal.Le directeur du Monde, Jérôme Fénoglio, signe par ailleurs une colonne où il affirme que « cette manière d’exiger d’Ursula Gauthier à la fois de se rétracter et de présenter des excuses publiques est inédite et inquiétante ». « Un pays qui prétend exercer de telles responsabilités sur la scène internationale ne peut avoir peur des faits révélés par des journalistes indépendants », dit-il. « Tout aussi inquiétante est la timide réaction de la France qui s’est contentée de ‘regretter’ la décision chinoise. »C’est donc à lire dans Le Monde daté d’aujourd’hui…'Et pour terminer ?'Pour terminer, il y a ce texte de la romancière Lydie Salvayre dans Libération. Libé propose chaque jour en ce moment un rubrique intitulée « Bulles d’air », pour trouver de la légèreté après une année 2015 « irrespirable ». L’auteur, prix Goncourt 2014, a planché sur un verbe : Souffler.« Je vais partir », écrit-elle. « Couper mes ponts ». « Je vais être dans le désoeuvrement qui consiste juste à suspendre les activités qui m’absorbent d’ordinaire ». « Il semble que nous avons perdu le sens du désoeuvrement en même temps que celui de la fête, les deux, selon le philosophe Agamben, indissolublement liés ».« La fête, celle rêvée, utopique, qui inviterait à des façons plus intenses de vivre et d’être liés, nous la désirons tous, absolument et sans réserve, ça s’entend de toutes parts ces jours-ci. Nous la désirons tous parce que nous sommes tous des enfants interminables. Parce que nous souhaitons tous, ne serait-ce qu’un jour ne serait-ce qu’une heure,nous soustraire aux affaires sérieuses, aux raisons efficaces »… Voilà quelques uns des mots de Lydie Salvayre dans Libération ce matin.Ensemble, dans la fête, et dans l’enfance. Pour retrouver un socle commun. Tout un programme…

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