Muriel Pic, Bernard Chambaz, Marie Baudry. Liberté de mouvements

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Mettez un livre dans votre moteur... ©Getty -  Sergey Pesterev
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Une salle des machines poétique et exploratrice, entièrement consacrée à des formes littéraires hybrides, mêlant essai, biographie, poème et récit de voyages, de Menton à Odessa en passant par Arkhangelsk. Et où résonne l'écho des voix de Louis Aragon, de Williams Carlos Williams et de W. G. Sebald.

Avec

Première partie. Entretien avec Muriel Pic

Traductrice de Walter Benjamin, Muriel Pic est l'autrice de deux essais, consacré l'un à la thématique du désir chez Pierre-Jean Jouve, l'autre à l'écrivain allemand W.G. Sebald. Son œuvre poétique compte en outre un recueil, Elégies documentaires, dont la matière, dans ses inspirations allemande, spatiale et mélancolique, pourrait être interprété comme une ébauche des Affranchissements qu'elle vient de publier au Seuil, beau livre illustré de vignettes, comme des timbres, et dans lequel la poésie joue un rôle éminent.

Mathias Enard : Affranchissements relève à la fois le poème, le récit et l'essai. Qu'est-ce que le recours à cette forme hybride vous permettait-il ?

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Muriel Pic : J’ai essayé de tout le temps traverser des frontières avec le lecteur, de nous libérer des formes. Le poème est la colonne vertébrale du livre, il essaie de restituer les derniers instants de ce personnage, Jim, mon grand-oncle, mort en l'an 2000. Pour moi, la poésie est la reine des formes littéraires dans sa capacité à court-circuiter, à accélérer, à produire de l’image. Et puis il y a l’essai, qui serait une réflexion sur l’imagination, et aussi sur le legs, sur la dette. Ce qui m'intéressait, ce n'était pas de raconter la vie de quelqu'un que j'ai aimé mais de voir comment cette vie se liait à quelque chose de plus vaste... Au contraire d’une biographie, que l’on peut placer à un niveau microscopique, il y avait la volonté de croiser les échelles pour revenir sur ce passage singulier à un nouveau millénaire qui a produit des prophéties diverses, et qui reste dans ma mémoire comme un moment historique assez étrange...

Muriel Pic assume le fait que la forme hybride volontairement donnée à Affranchissements puisse parfois dérouter son lecteur, pourtant cette perte de repères, l'autrice l'a voulue comme un vecteur de liberté : "Le défi que je m'étais fixé était d’organiser une perte de sens pour produire un effet de liberté dans le texte. L’image que j’avais en tête c’est le Jardin des délices. Michel de Certeau a écrit à propose de ce tableau dit que Jérôme Bosch a une façon d’organiser la perte de sens, de donner des indications. au regardeur... pour le perdre. Dans cet esprit, j'ai chercher à me saisir de cette question de la bifurcation, qui me semble être un vrai modèle de liberté."

Archive diffusée : William Carlos Williams, lecture publique du poème Spring and all (Université de Berkeley, 1955)

  • Muriel Pic, Affranchissements, Seuil
À réécouter : Futurs gelés
Jacques Bonnaffé lit la poésie
3 min

Seconde partie. Entretien avec Bernard Chambaz

Cycliste, poète, essayiste, Bernard Chambaz est un athlète complet de l’écriture. Après Dernières nouvelles du martin-pêcheur ou Petite philosophie du vélo, le romancier voyageur publie simultanément deux récits de voyages très différents, l’un dans la collection Ma nuit au Musée des éditions Stock consacré à une nuit mémorable passée dans le musée de Franco Maria Ricci près de Parme, et le second, intitulé Hourra l’Oural encore (Paulsen) en référence au titre du poème d'Aragon, consacré à un voyage en Russie, plus précisément à travers l’Oural. Au cours de cet entretien, Bernard Chambaz s'explique sur cette référence à Aragon :

Ce qui me touche le plus chez Aragon, c'est la proximité qu'il établit entre la poésie et la prose. Postuler que la différence entre les deux est minime a été pour moi une grande leçon.

Et revient sur les relations qu'entretiennent pour lui mélancolie, voyage et mémoire :

Je défends l'idée d'une mélancolie légère. Qui je crois nous habite profondément. Et le voyage, justement, est le moment où l’on réussit à allier cette mélancolie et l'allégresse du présent qui nous aspire. Jusqu’à ce voyage dans l’Oural, les voyages étaient les temps de ma vie où je me sentais le mieux, parce que l’on se doit d’être totalement au présent, ouvert à la surprise de ce qu’on voit, de qui on rencontre... En ce sens-là, le voyage est une fabrique de futur. Mais sa puissance réside aussi dans l’activation de la mémoire. Pour montrer que ce qui a été, et pour le replacer dans des paysages intangibles, immuables. Là en l’occurrence les camps du goulag soviétique comme celui que j’ai visité à Perm.

Archive diffusée : Aragon, Hourra l’Oural, poème lu par Jean Servais

Le caillou dans les poches

Le 6 octobre 1879 mourait à l’âge de huit ans, Anatole, fils de Stéphane Mallarmé. Pour le poète, écrire sa peine est impossible. "L’absence de l’être qui fut la flamme et la joie de la maison nous glace, comme le ferait le froid du dehors qui sévit aux carreaux" écrit-il dans une lettre_._ Ce n’est qu'un an plus tard qu’il commence à écrire Pour un tombeau d’Anatole, vers restés inédits jusqu’à ce que le critique Jean-Pierre Richard n’en entreprenne l’édition à la fin des années 1950, à partir des feuillets originaux. Une édition remarquablement annotée et commentée, rééditée aujourd'hui.

  • Stéphane Mallarmé, Pour un tombeau d’Anatole, Points Poésie

Le message de Marie Baudry

On se souvient qu’autrefois, dans les paquebots et les cargos, de magnifiques transmetteurs d’ordres en cuivre faisaient résonner les instructions de la passerelle jusqu’aux entrailles du navire. 

Comment en est-on arrivés là ? On c’était cette masse anonyme dont les bonnes soeurs disaient “On est un con" et qu’on devait alors le remplacer par nous. On c’était nous. Nous qui nous étions perdus jusque là, jusqu’en cette torpeur qui nous laissait consentir à ce que d’autres fissent le pire, amoncelassent des richesses et des richesses à n’en plus finir dans une débauche inédite de vulgarité et de destruction du monde. C’était idiot, nous étions seulement fatigués, vaguement consentants, absolument résignés, et puis comment lutter contre ce tout informe et si puissant ? Cela avait été très facile de les laisser prendre un pouvoir dont plus personne ne voulait à part eux, cette lie humaine qui était seule à s’en délecter encore. Cela semblait impossible de les faire ne serait-ce que vaciller. Mais Ossip ne pouvait se satisfaire d’une telle interprétation des choses. Aussi avait-il choisi la dernière et la meilleure des hypothèses : comment en étions-nous finalement arrivés là ? A croire possible le soulèvement, à braver la fin du monde et la puissance infinie des engraissés ? Cela avait été plus simple qu’il n’y paraissait. Pour en arriver là, il fallait, il avait fallu, et il faudrait sans fin, redonner sens à ces grands mots sans cesse bafoués : amour, justice, vérité. Trois trop grands mots pour Ossip mais qui désignaient des réalités très simples et qui n’exigeaient rien d’autre que de faire vivre et grandir ce "nous".

  • Marie Baudry, Ossip Ossipovitch, Alma