Spéciale Flaubert avec Jean-Philippe Toussaint, Tiphaine Samoyault et Maylis de Kérangal

Mettez un livre dans votre moteur...
Mettez un livre dans votre moteur... ©Getty - Robert DEYRAIL/Gamma-Rapho
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2021 marque le 200e anniversaire de la naissance de Gustave Flaubert. Pour un hommage très contemporain à l'inventeur du bovarisme, Mathias Enard a réuni dans cette Salle des machines les écrivains Tiphaine Samoyault, Jean-Philippe Toussaint et Maylis de Kérangal.

Avec

Première partie. Entretien avec Tiphaine Samoyault

Tiphaine Samoyault enseigne la littérature comparée à l’université Paris III Sorbonne Nouvelle. Elle vient de faire paraître un essai, Traduction et violence (Seuil, Fiction & Cie), dans lequel elle envisage le geste de traduction à la fois comme une violence et comme une réparation, et s'interroge sur les programmes de traduction automatiques qui sont en train de transformer profondément notre rapport à l’autre, voire qui risquent de mettre un terme à notre possibilité de voyager.

Dans un article paru en 2017 et intitulé On ne se souvient pas de Flaubert, Tiphaine Samoyault dégageait plusieurs veines, plusieurs "lignes" au sein de l'œuvre de Flaubert. Elle revient en particulier au cours de cet entretien sur ce qu'elle appelle "la ligne Bovary" : "Madame Bovary provoque une sorte d'éblouissement, il y a cette perfection de la phrase qui aboutit à l’évanouissement, presque au silence. Cela peut paraître paradoxal en parlant de ce roman très achevé mais la langue va tellement loin qu’elle tend vers une forme de disparition, qui pour moi, définit la position des écrivains contemporains. Barthes notamment s'identifiait à Flaubert; à son ennui, à ce qu'il appelait la "marinade", quand quelque chose de l'ordre du pathos, de la ruine qui vient s’inscrire dans l’écriture."

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Le sens politique de l'œuvre de Flaubert c'est d'avoir autonomisé la littérature, d’avoir fait une religion de la phrase, d’avoir pensé la littérature contre le langage ordinaire. C’est cela qui est extrêmement politique chez Flaubert et c’est de cette façon-là que l’ont compris ses lecteurs au XXe siècle, en particulier Barthes et Sartre.              

Tiphaine Samoyault

À réécouter : Pourquoi Flaubert ?
Répliques
51 min

Deuxième partie. Entretien avec Jean-Philippe Toussaint

Jean-Philippe Toussaint est l’auteur d'une quinzaine de romans, depuis La salle de bain paru en 1985, de quinze romans. Le dernier en date, Les Emotions, constitue le second volume d’un ensemble romanesque entamé en 2019 avec La clé USB dans lequel on retrouve le narrateur Jean Detrez qui travaille à la Commission Européenne à Bruxelles. 

Mathias Enard : Existe-t-il une maladie Flaubert chez les écrivains ?

Jean-Philippe Toussaint : "Il y a chez les écrivains contemporains une sorte de Flaubert fantasmé. De la même façon que Robbe-Grillet s’était créé un Balzac fantasmé, qu’il condamne, une sorte d’ennemi à sa main, et je me demande s'il n'y a pas une sorte de Flaubert doloriste, sur le grill, qui est également fantasmé... Il est une sorte de prototype de l'écrivain qui a sacralisé la littérature et chez qui cette sacralisation entraîne une douleur, et cela c’est incontestable."

À réécouter : Flaubert
La Conclusion
3 min

Le message de Maylis de Kerangal

Autrefois, dans les paquebots et les cargos, de magnifiques transmetteurs d’ordres en cuivre faisaient résonner les instructions de la passerelle jusqu’aux entrailles du navire...

C’est cette question de la voix dans la littérature qui m'intrigue, pas la voix de passerelle sûre et claire, celle qui décrochait autrefois le bouchon du transmetteur et donnait ses instructions - même si parfois le pacha qui gueule dans le tuyau c’est Flaubert, Flaubert qui navigue à l’oreille absolue, qui demande à régler la phrase dans le détail - orientation, vitesse - pour qu’elle appareille libre et accoste souple, avant très lente, arrière toute ! Non, la voix que je cherche vient d’une zone plus reculée, c’est une voix qui se capte au fond de la coque, tout en bas (...). Avec elle revient la voix des morts. A dix ans, la salle des machines du bateau-pilote Le Havre de Grace III est pour moi certains mercredis après-midi une salle des jeux. J’embarque avec mon père, il disparaît dans le château et moi je vadrouille. Je suis sur mon terrain, je me décapsule une bouteille de Coca, je croque un Prince. Après quoi je me raconte une histoire : je suis minuscule, clandestine, Fantômette, j’actionne tous les pistons de la fiction, et c’est bien ma voix qui résonne dans la salle des machines...

Le Caillou dans les Poches

Le lendemain dimanche  promenade au Belvédère avec M. Dubois, dans les oliviers – le terrain monte doucement. Ça me rappelle certains aspects de la Palestine. De temps à autre une banquise entre les arbres traces de l’aqueduc – la terre est très labourée sous les oliviers – nous montons sur le sommet d’une colline très haute d’où l’on voit la mer, le lac derrière Tunis, et la plaine de la Medjerda. Brume – retourné à L’Ariana. Charmante, délicieuse, enivrante chose. Les terrasses blanches des maisons à volet vert saillissent au milieu de la verdure le tout est dominé, en échappées, par des montagnes bleues – champs d’oliviers caroubiers énormes – des haies de nopals où les feuilles vieillissant sont devenues des branches – la terrasse du café – juifs et juives avec des jambars d’or. Une putain, les sourcils peints, complètement joints.

  • Voyages en Tunisie. Chateaubriand, Dumas, Flaubert, Maupassant, CNRS Éditons, anthologie établie, présentée et annotée par Pierre-Marc de Biasi.
À réécouter : Flaubert en mouvement
La Compagnie des auteurs
58 min

Cette émission a été diffusée pour la première fois le 6 décembre 2020

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