Proust musicien

Impossible d’épuiser en une petite heure tout ce que la musique fut pour Proust, ou  tout ce que Proust a inspiré à la musique. Les lecteur·ices du cycle de "La Recherche" le savent bien : la musique tient dans l’œuvre de l’écrivain une place centrale, matricielle. Elle est la source du désir, du souvenir et bien sûr de l’amour. A travers la fameuse "petite phrase" de la Sonate de Vinteuil, la musique est sans doute  l’un des personnages principaux du cycle proustien. A défaut d’être lui-même musicien, l’écrivain a été tout le reste. Mélomane, critique musical, muse, et peut-être même compositeur.

La petite phrase

La petite phrase musicale de La Sonate de Vinteuil, comme la madeleine, est l’un des motifs les plus célèbres, les plus déterminants de A la Recherche du temps perdu. Elle a la même fonction : celle d’activer la mémoire.

Elle est surtout le signe du génie de Proust. Car la musique est partout chez Marcel Proust.  Comme ses personnages, il a grandi dans les salons mondains. Son rapport à la musique est donc  à la fois quotidien et très intime. Ce qui a le plus formé son oreille, ce sont des petites pièces pour piano, au violon ou violoncelle : sonate, trio, quatuor,  transcriptions de symphonies et d’opéras, mélodies accompagnées au clavier,  dans des pièces de musique à l’acoustique feutrée, assourdie par les rideaux et les tapis.

C’est cette culture musicale-là d’abord qui est au cœur de La Recherche, où il fait de la musique le lieu de cristallisation du sentiment amoureux pour son personnage de Swann. Dans le deuxième livre du cycle, Swann entend une première  fois une sonate, il ne parvient pas à se souvenir du nom du compositeur, mais l’associe immédiatement au sentiment amoureux qu’il est en train de développer pour Odette de Crécy. Plus tard, il l’entend à nouveau au salon de madame Verdurin, où elle devient "l'air national de [leur] amour", et tout au long du cycle, l’écoute de cette sonate le renseignera sur l’état de son amour, tout en y trouvant une constance dans l’émotion , constance qui fait précisément défaut à son amour.

Marcel Proust cite plus de quarante compositeurs dans La Recherche, y compris des contemporains. Son génie réside dans le fait d’avoir inventé un compositeur fictif, Vinteuil et une œuvre fictive :  une sonate que le lecteur n’entendra jamais, et qu'il est condamné comme Swann à chercher inlassablement.

Absence de Bizet

La petite phrase vient-elle d’une sonate de  la César Franck qui ouvre cette émission,  de cette  autre de Gabriel Fauré, ou bien est-elle inspirée de cette petite phrase courte de Camille Saint Saëns ? Nul ne le saura jamais. Mais ce qui est certain, c’est que comme Swann, l’amour a pour le jeune Marcel Proust été très tôt associé à la musique. Et ce, alors qu'il est encore adolescent. Avant d’entrer de plain-pied dans toute la musique qui traverse La recherche, parlons de celle que l’on n'y trouve pas, et d'une absence significative.

Elle est symptomatique d'une passion qui a lié un très jeune Proust à l’une des plus illustres familles musiciennes de l'époque. Adolescent, le jeune Marcel étudie au cours Pape-Carpentier, puis au lycée Condorcet où il va s’éprendre de l’un de ses camarades de classe, Jacques Bizet, fils du compositeur de Carmen, mort prématurément. Une amitié si "exaltée " comme on dit alors que la mère de Jacques, la veuve Bizet, plus connue sous le nom de madame Straus, va interdire aux deux garçons de se voir. Cette femme , qui occupera plus tard une place centrale dans la vie mondaine de son temps et dans celle  de Proust, est sans doute l’une des premières à avoir entrevu l’homosexualité du jeune Marcel. Et pourtant, il ne citera jamais Bizet directement dans l'oeuvre.

La sonate de Debussy

Claude Debussy, la rencontre ratée, l’amour tardif, la passion contrariée de Marcel Proust. On ne sait pas vraiment ce que pense Proust de Debussy avant  sa découverte tardive de Pelléas et Mélisande, opéra créé en 1902 mais auquel il ne s’intéresse qu'en 1911. Il a croisé le compositeur, c’est certain, dans les salons de ses amis et il a entendu peut-être ses pièces courtes, mais en parle peu. On sait que Proust a tenté de nouer un lien avec Debussy. Un soir, le compositeur se fait raccompagner en voiture par Marcel, qui propose d’organiser une réunion en son honneur.  Debussy répond qu’il est un ours, et qu'il n'a aucune appétence pour ce genre d'évènement.  Les deux hommes ont du mal à communiquer : Debussy trouve Proust longuet et précieux,  Proust voit en  Debussy un être un peu rustre. Toujours est-il qu’il est fasciné par Pelléas , cette "charmante révélation qui me tyrannise un peu ", comme il l'écrit à Reynaldo Hahn dans sa correspondance. Il s’étonne que Debussy "ait fait ça, comme Goncourt s'étonne que le gros Flaubert ait fait une scène si délicate dans l’Education sentimentale."

C'est en partie pour pouvoir entendre et réentendre Pelleas que Proust se fait installer une innovation technologique révolutionnaire à l'époque :  le théâtrophone, ancêtre de la radio, qui capte de manière rudimentaires les représentations de l'Opéra de Paris et de l'Opéra comique  et les retransmets par téléphone. Proust mélomane est fou de Pelléas, et Proust écrivain s'en sert beaucoup dans La recherche, où il en fait l'un des étalons du snobisme.

Écoutez et abonnez-vous à la collection d’émissions consacrée à Marcel Proust pour (re)découvrir cette figure centrale de la littérature française, à travers l’économie, la gastronomie, le cinéma, la philosophie ou la médecine dans "Proust, le podcast".

Programmation

• Sonate no 1 en ré mineur op. 75, Camille Saint-Saëns , Geneviève Laurenceau et David Bismuth (2016)
• Archive : Martin Cadieu parle de Mme Straus et Proust, au micro de Michel Bernard, dans La musique et les hommes, en avril 1977 sur France Culture.
• Les Pêcheurs de perles de Georges Bizet,  interprété par Joseph Calleja, Academy of St.Martin in the Fields, Carlo Rizzi (2005)
• Valse de Ninette, Reynaldo Hahn interprétée par la pianiste Shani di Luca (2021)
• Archive : la cantatrice Cathy Berberian explique le titre de l'œuvre A la musique perdue de Raynaldo Hahn, en référence à Proust dans l’émission Panorama, au micro de Antoine Livio, le 15 octobre 1979 sur France Culture.
• Offrande, composé et interprété par Reynaldo Hahn (1910)
• Archive :  Henri Büsser évoque l'amitié entre Proust et Reynaldo Hahn. Propos recueillis par Jacques Berlinsky sur Paris Inter, en avril 1958
• Au Bord de l’eau de Gabriel Fauré chanté par Nathalie Dessay.
• Archive : Georges Piroué parle de la musique qu’aimait Proust, dans l’émission “Proust et la musique”, de Yvette Z’Graggen sur la radio Suisse Normande, le 14 février 1972.
• Sonate pour piano et violoncelle en ré mineur de Claude Debussy interprété par Anthony Leroy Sandro Moubarak.
• Archive : Jean Cocteau  évoque Marcel Proust et ses “allergies sonore” en 1951 sur la RTF
• "Je les tiens" Acte III de Pelléas et Mélisande de Claude Debussy dirigé par Claudio Abbado - Orchestre Philharmonique de Vienne - Maria Ewing (Mélisande) / François Letroux (Pelléas).
• Extrait du Liebestode de_Tristan Und Isold_ de Richard Wagner, dirigé par Bernard Haiting (2010)
• "Proust", extrait de la bande originale du film Le Talentueux monsieur Ripley de Gabriel Yared (1999)
• Archive :  l_e musicien_ Eric Truffaz parle de A la recherche du temps perdu, qui l’aide à avoir un autre regard sur la vie, dans l'émission Boomerang, de Augustin Trapenard, le 18 décembre 2015
• Revolution of time, extrait de l'album_El tiempo de la revolucion,_ Erik Truffaz (2014)
• Archive :  Georges Piroué dans l’émission “Proust et la musique”, de Yvette Z’Graggen sur la Radio Suisse Normande, le 14 février 1972.
• Du Côté de chez Swann interprété par Dave.