

Sous ses airs d’ « attrape scandale » cette banane est l’œuvre pop ultime et nous en sommes les scénaristes. C’est ma théorie.
Après l’urinoir de Marcel Duchamp, la pomme de Yoko Ono croquée par John Lennon, ou encore l’aspirateur de Jeff Koons, voici la banane de Maurizio Cattelan. Scotchée sur le stand d’une galerie dans une foire d’art contemporain, et vendue plus de 120 000 dollars, elle est venue relancer ce petit jeu théorique qui dure depuis au moins un siècle : « est-ce que c’est de l’art ?».
Le film s’est déroulé comme prévu et la star s’appelle tout simplement « The Comedian ». Nom habilement choisi pour cette installation par l’artiste italien. Sous ses airs d’ « attrape scandale », ma théorie c’est que cette banane est l’oeuvre pop ultime, et nous en sommes les scénaristes.
Glissée comme gag, une peau de banane, au stand de la galerie Perrotin à la foire Art Basel de Miami, "The Comedian" est devenue une attraction. En toute cohérence avec son contexte. Des forêts de portables et d’objectifs se sont levés pour la prendre en photo, des poses débiles se sont multipliées devant cette Joconde fruitière, des détournements en cascade ont inondé les réseaux, et des récupérations commerciales, pour Carrefour ou Burger King, sont venues compléter la chaîne. Bref, en quelques jours la banane scotchée a fait tout le trajet dérivatif d’une icône pop. Un artiste l’a même mangée en guise de performance…
Voilà pour l’objet. Quant au discours - ou à l’exégèse - il s’est nourri des kilos de commentaires et d’analyses, de défenses ou d’attaques qui n’ont cessé d’écrire le film dans lequel "The Comedian" s’est proposé de jouer.
Pour le New York Times, "le monde de l’art est devenu fou"
Avec ce titre savamment inflammable, on pourrait penser que cette banane est venue une énième fois tendre un miroir au délire spéculatif d’un marché totalement déconnecté. Quoi de mieux qu’un bien dont toute de la planète connaît à peu près le prix pour montrer l’aberration d’un système où ce même bien peut être vendu plus de 120 000 dollars à trois collectionneurs et deux musées ? Et qu’ont acheté ces derniers d’ailleurs ? Un protocole. C’est à dire un mode d’emploi et un certificat pour avoir le droit de scotcher leur banane et de la remplacer quand elle sera pourrie.
Les œuvres de Maurizio Cattelan sont toujours multivoques
Mais l’explication est un peu courte. En réalité les œuvres de Maurizio Cattelan sont toujours multivoques et livrent leurs significations par rebond. Elles sont comme des ondes de choc qui ne se limitent pas à leur première interprétation, et s’écrivent dans le temps. Comme me le rappelait le "ministre de la parole" du Centre Pompidou, Jean-Max Collard.
La « Nona hora » de Maurizio Cattelan, une sculpture qui représente le Pape écrasé par une météorite, a ainsi été successivement considérée comme un gag, une provocation à l’égard de l’Église - et censurée comme telle - puis une ode à la foi qui montre comment elle tente de résister malgré l’impact de découvertes de la science.
Quel message continuera d’écrire cette banane ? C’est encore trop tôt pour le dire. Mais son prix choisi nous livre quelques indices. Sans lui, ça aurait été un produit de consommation courante transformé en objet d’art, prolongeant, la dimension réflexive d’une autre banane, celle d’Andy Warhol. Et si elle avait seulement dû être le symbole de la surenchère absurde du marché, la banane aurait été affichée à 1 million de dollars.
Or, ce protocole à 120 000 dollars reste aussi aberrant qu’"accessible". À mon sens, une fois achetée, "The Comedian" devient le jouet ultime d’un système masochiste qui n'aime rien tant que se raconter sa propre chute.
par Mathilde Serrell
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