Ne mesure-t-on pas l’angoisse d’une société au regard qu’elle porte sur les livres pour enfants ?
Sur l’échelle de Richter des bouleversements, plus les polémiques et censures se multiplient dans ce domaine, plus elles annoncent à la fois une bascule et une crispation. L’exposition "Ne les laissez pas lire !" qui s’ouvre à la Bibliothèque Nationale de France et retrace un siècle de controverses autour de la littérature pour enfant, en apporte la preuve.
A regarder l’histoire de ces batailles pour "encadrer" l’imaginaire de nos chers petits, force est de constater que notre époque cumule les facteurs de stress et de changement. C’est ma théorie.
Dans la première partie du XXe siècle, le costume de super-censeur est d’abord porté par un ecclésiastique, l’abbé Bethléem, qui part en croisade contre les "mauvaises lectures". Summum de cette dérive diabolique : les Pieds Nickelés. En réalité, la campagne contre "la démoralisation de la jeunesse" menée par l’abbé Bethléem révèle le fond nauséabond de l’époque. Pour l’abbé tous ces journaux illustrés sont je cite « malsains, criminels, répugnants et détraquants, dirigés par des Juifs, des Allemands et des pornographes ».
Après la guerre, on se méfie de toutes les publications qui pourraient encourager la délinquance, ou planter la graine de l’indécence comme Tarzan, Donald ou Mickey. Dans les cercles communistes, les comics américains sont décrits comme autant de "publications immondes" dont nous abreuve l’Amérique. Là encore, la littérature des petits devient le réceptacle des obsessions politiques des grands.
En 1968, la littérature jeunesse est investie pour publier "tout le refoulé et le censuré" des maisons d’édition dites "bourgeoises" en même temps que des numéros d’Okapi qui instruisent les enfants sur "l’élan vital et créatif de leur sexualité", sont brûlés.
Mais aujourd’hui, que révèlent les polémiques sur les livres pour enfants ? Un concentré d’inquiétudes dont les sources se sont démultipliées.
C’est bien simple tous les voyants sont au rouge. Dans la catégorie "retour en force de l’ordre moral", on a exigé de la municipalité de Paris qu’elle retire des bibliothèques un ouvrage comme le Dictionnaire du corps aux illustrations jugées trop licencieuses pour les enfants. Quant à l’autorité à l’école, on a estimé qu’elle pouvait être sapée par un ouvrage comme Tous à poil qui met notamment en scène une maîtresse toute nue.
Dans le même temps, un ouvrage sur le corps expliqué aux enfants du médecin et animateur télé Michel Cymes était attaqué pour son manque de parité. Seulement 5 lignes sur les zézettes alors que les zizis avaient droit à 12 lignes ! Enfin le livre On a chopé la puberté était retiré de la vente par les éditions Milan après la mise en ligne d’une pétition recueillant 148 000 signatures en 48h. En pleine vague #Metoo, la représentation des jeunes filles y était jugée caricaturale et nocive.
A une censure "conservatrice" se combine donc une censure au nom du changement. Le regard sur le livre jeunesse porte en lui toutes les contradictions affolées de l’époque. Et ce d’autant plus que le fantasme de « pureté » et la fonction édifiante qu’on assigne à ces livres s’est exacerbée par rapport aux autres contenus sur écran.
Alors si la littérature jeunesse a toujours inquiété les époques inquiètes, la nôtre en a fait un défouloir kaléidoscopique d’angoisses dont ne sait de quoi elles vont accoucher.
par Mathilde Serrell
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