

Faut-il choisir entre fin du monde ou fin du mois ? Alternative bien connue, qui rebondit là où on ne l’attendait pas.
L’affaire qui nous occupe aujourd’hui démarre dans les colonnes du JDD. Une tribune publiée dimanche dernier et signée par plus de 1500 artistes, parmi lesquels l’écrivaine Marie Desplechin, le plasticien Daniel Buren, la designeuse Matali Crasset, la comédienne Nathalie Baye ou encore le musicien Thomas Dutronc (ce qui vous donne une petite idée de la diversité des profils).
Tout part d’une proposition de loi en cours de discussion au Parlement. Le texte vise à réduire l’empreinte environnementale du numérique en France. Vous savez qu’à chaque fois que vous envoyez un mail, un mms ou que vous regardez une vidéo en streaming, vous émettez des gaz à effet de serre. L’impact du numérique est estimé aujourd’hui à 4% des émissions mondiales.
Ce n’est pas contre l’ensemble de cette loi que les artistes signataires protestent, mais contre un de ses amendements, qui entend exonérer de redevance les appareils électroniques reconditionnés. Cette redevance obligatoire, qu’on appelle aussi la ‘’rémunération pour copie privée’’, existe en France depuis 1985. Elle est versée par les fabricants de DVD, d’ordinateurs et de smartphones… L’idée est la suivante : vous pouvez copier des œuvres sur le support de votre choix, mais en échange d’une rémunération des créateurs.
Actuellement, les appareils reconditionnés, c’est-à-dire ceux qui sont recyclés sur le marché de l’occasion, ne sont pas soumis à cette contribution. L’amendement litigieux entend figer cette exemption dans la loi. C’est ce qui fait bondir les artistes, d’autant que le marché de la seconde main se développe de plus en plus : il est en effet intéressant pour les consommateurs d’avoir, par exemple, un nouveau portable à moindre prix, tout en contribuant à une forme de dépollution.
L’amendement part du principe suivant : puisque ces appareils ont déjà été soumis à la ‘rémunération pour copie privée’ lors de leur première mise sur le marché, il n’est pas logique de la faire payer à nouveau lorsque les mêmes appareils sont reconditionnés. Ce serait même décourager des pratiques écologiquement vertueuses. Les entreprises du reconditionnement mettent par ailleurs en avant la fragilité d’un secteur qui relève en grande partie de l’économie sociale et solidaire. Selon elles, 2500 emplois seraient en jeu sur les 5000 actuels.
Du côté des artistes, c’est le même argument de la fragilité qui est avancé pour justifier leur opposition à cette exonération. ‘’L’argent collecté grâce à la copie privée sert à aider chaque année 12 000 événements culturels…Depuis le début de la crise sanitaire, grâce à ce dispositif, plus de 10 000 créateurs en détresse ont reçu une aide d’urgence…Mais voilà, les vendeurs de produits reconditionnés refusent de contribuer à ce système vertueux’’.
Je vous laisse le soin d’examiner dans le détail les arguments précis –et convaincants- des uns et des autres (je n’en ai cité que quelques-uns). Ce qui est intéressant dans ce conflit, c’est qu’il renvoie à la problématique apparue avec le mouvement des Gilets jaunes à l’automne 2018, à savoir la difficulté à concilier des mesures à la fois écologiquement responsables et socialement supportables. La tribune des artistes y fait d’ailleurs référence en assurant que l’exonération prévue reviendrait à ‘’commettre la même erreur que d’avoir voulu faire porter aux catégories les plus modestes la taxe carbone’’.
Sauf que cette fois-ci, c’est le monde 'progressiste' de la culture qui est confronté à la fameuse alternative ‘’fin du monde vs fin du mois’’. C’est un peu caricatural bien sûr de présenter les choses ainsi mais on peut s’attendre à ce que la transition écologique accouche d’un certain nombre de conflits de cet ordre. Il serait temps que le débat politique s’y intéresse davantage.
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