

La ville de Lyon va bientôt adopter son premier budget genré. Celle de Rennes devrait suivre quelques jours plus tard. Une nouvelle façon de dépenser. Et de penser.
La ville de Lyon va bientôt adopter son premier budget genré. Celle de Rennes devrait suivre quelques jours plus tard. Une nouvelle façon de penser et de dépenser. C’est la transition de ce matin.
Pour commencer, allons faire un tour dans le lotissement où j’ai grandi. Le terrain vague était notre point de ralliement, à tous et à toutes. Jusqu’à ce qu’il soit transformé en terrain de foot avec à chaque extrémité, derrière les buts, des bancs en béton sur lesquels les filles venaient s’asseoir pour nous regarder jouer : il est clair que l’argent dépensé pour cet aménagement profita avant tout aux garçons.
Un budget genré (ou sensible au genre), c’est justement un budget qui prend soin de ne pas créer ou accentuer des inégalités entre les garçons et les filles, et plus tard entre les hommes et les femmes. Il ne s’agit pas de financer des infrastructures spécifiquement féminines qui leur seraient exclusivement dédiées, mais de prendre en compte les usages que font les unes et les autres des infrastructures et de l’espace public pour orienter la dépense de façon à ce qu’elle profite au plus grand nombre.
Le Centre Hubertine-Auclert (centre de ressources pour l’égalité femmes-hommes) a mis en ligne un document qui permet de bien comprendre les enjeux de cette budgétisation sensible au genre. On y trouve cet exemple : suite à une coupe budgétaire, une garderie périscolaire doit réduire ses horaires d’ouverture. Les familles monoparentales sont les plus perturbées par ces changements. Or il se trouve que dans 83% des cas, ces familles ont une femme à leur tête. Le choix qui a été fait de réduire le budget de la garderie va donc davantage peser sur les femmes.
Ce qui est très intéressant avec cette approche (encore trop timide en France, contrairement à nombre de nos voisins), c’est qu’elle oblige à réfléchir autrement à ces décisions hautement politiques que sont les arbitrages budgétaires. A quoi et à qui va servir l’argent dépensé ? Quelles en seront toutes les conséquences ?
Cette réflexion sur les effets indirects de la dépense publique ne se limite évidemment pas à la seule question du genre. Prenez cet autre sujet majeur qu’est la transition écologique. Pour la mener à bien, vous devez changer les indicateurs, prendre en compte ce qu’on appelle les externalités, positives et négatives. C’est pour cette raison que la France s’est dotée, en fin d’année dernière, d’un budget vert : l’objectif est d’évaluer chaque dépense de l’Etat en fonction de son impact sur l’environnement.
Tout cela suppose de sortir de la logique comptable classique, de mesurer ce qui ne l’était pas jusque-là. On connait l’exemple fameux du Bouthan, qui intègre le bonheur dans la mesure de la richesse nationale. Et bien il semble que cela paye sur le plan environnemental puisque ce petit pays d’Asie est considéré comme le seul au monde aujourd’hui à absorber davantage de CO2 qu’il n’en émet.
Le 18 mars 1968, peu de temps avant son assassinat, Robert Kennedy, engagé dans la course à la Maison Blanche, prononce le discours suivant :
Notre PIB prend en compte, dans ses calculs, la pollution de l’air, la publicité pour le tabac et les courses des ambulances qui ramassent les blessés sur nos routes. Il comptabilise les systèmes de sécurité que nous installons pour protéger nos habitations et le coût des prisons où nous enfermons ceux qui réussissent à les forcer. Il intègre la destruction de nos forêts de séquoias ainsi que leur remplacement par un urbanisme tentaculaire et chaotique. Il comprend la production du napalm, des armes nucléaires et des voitures blindées de la police destinées à réprimer des émeutes dans nos villes. Il comptabilise la fabrication du fusil Whitman et du couteau Speck, ainsi que les programmes de télévision qui glorifient la violence dans le but de vendre les jouets correspondants à nos enfants. En revanche, le PIB ne tient pas compte de la santé de nos enfants, de la qualité de leur instruction, ni de la gaieté de leurs jeux. Il ne mesure pas la beauté de notre poésie ou la solidité de nos mariages. Il ne songe pas à évaluer la qualité de nos débats politiques ou l’intégrité de nos représentants. Il ne prend pas en considération notre courage, notre sagesse ou notre culture. Il ne dit rien de notre sens de la compassion ou du dévouement envers notre pays. En un mot, le PIB mesure tout, sauf ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue.
Vous allez me dire que je me suis éloigné de mon sujet de départ : le budget genré que les villes de Lyon et Rennes ont prévu d’adopter d’ici la fin du mois. Mais toutes ces démarches ont un point en commun qu’on pourrait résumer ainsi : pour changer de politique, il faut savoir changer d’unité de mesure.
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