Mais d'où vient ce nouveau besoin d'exprimer publiquement et systématiquement sa compassion et son soutien ?
Comme tout le monde (du moins j’imagine), j’ai été profondément choqué par l’agression de Yuri, ce jeune garçon passé à tabac par une dizaine d’individus mi-janvier à Paris, agression dont des images ont circulé ce week-end sur les réseaux sociaux, contribuant ainsi à médiatiser cette dramatique affaire. Ses agresseurs mis à part, je ne vois pas qui aurait pu ressentir autre chose que du dégoût et de la colère face à une telle sauvagerie.
Comme –presque- tout le monde, et bien que disposant d’un compte sur Facebook, d’un autre sur Twitter, et d’un troisième enfin sur LinkedIn, je n’ai fait aucun commentaire public sur ce fait divers. Que dire d’autre que de profondes banalités ? Et à quel titre ?
Non pas que la compassion suppose de faire preuve à tout prix d’originalité. Il nous est tous arrivé par exemple de devoir écrire des messages de condoléances à des personnes qu’on connait, sans réussir à trouver les mots justes pour témoigner de notre affection et de notre affliction. Peu importe : ces messages comptent pour celui ou celle qui les reçoit.
Mais d’où vient ce besoin qu’ont certains d’exprimer publiquement leur soutien, comme l’ont fait ces dernières heures, à l’égard de l’adolescent, pléthore de personnalités politiques, mais aussi de nombreuses célébrités comme le footballeur Antoine Griezmann ou le comédien Omar Sy ? S’agissant des premières, il y a à l’évidence la volonté de récupérer un fait divers pour en faire un sujet politique. Je doute qu’il y ait la moindre arrière-pensée chez la plupart des secondes.
Quoi alors ? Une nouvelle forme d’obligation, encouragée par la tyrannie des réseaux sociaux, qui veut que si vous n’exprimez pas publiquement votre compassion à l’égard d’une victime, c’est donc que vous n’en ressentez aucune ; que si vous n’affichez pas ouvertement votre soutien, c’est donc que vous êtes du côté des agresseurs. Vous en doutez ? Allez voir la façon dont certaines personnalités sont interpellées lorsqu’elles tardent à réagir (sur cette affaire comme sur d’autres), a fortiori si elles ont l’habitude de s’exprimer publiquement sur des faits d’actualité.
Dans un autre registre, il s’est passé quelque chose d’assez proche sur le plan de la mécanique à la fin de l’été dernier, au début du procès des attentats contre Charlie Hebdo. Sur Twitter, on a vu se multiplier les appels à republier les caricatures, sans qu’il soit possible d’en contester l’opportunité. Ne pas adhérer à cette idée, ne pas soutenir publiquement cette initiative, c’était donner raison aux assassins. C’était ne pas être Charlie.
Si ce genre d’engrenage est favorisé par les réseaux sociaux, ils n’en ont pas pour autant l’exclusivité. C’est aussi un signe des temps que de survaloriser le registre émotionnel. Prenez le cas des militaires français morts sur des théâtres d’opérations. A chaque fois, c’est un drame pour les victimes et leurs proches, mais malheureusement, ce sont les risques du métier. Or depuis quelques années, la République a choisi d’en faire systématiquement des héros, en leur rendant des hommages nationaux. Si bien que si elle cessait de le faire désormais, elle se mettrait en position d’accusée : ‘nos morts ne valent-ils plus rien qu’on ne les honore plus comme avant ?’
A partir du moment où vous cédez à cette tentation d’exprimer publiquement votre solidarité à l’égard de victimes identifiées, vous êtes dans l’obligation de le faire à chaque fois, ce qui, du coup, enlève toute valeur à ces marques de soutien et de compassion. On connait la formule ‘’qui ne dit mot consent’’. Je propose sa réécriture : ‘’qui ne dit mot compatit tout autant’’.
L'équipe
- Production