

Y a-t-il du relâchement dans le respect des règles du reconfinement ? Et quelles réflexions en tirer par rapport à la lutte contre le changement climatique ?
Une fois n’est pas coutume, commençons cette chronique par une citation. Celle Frédéric Dabi, directeur général adjoint de l’IFOP, un des principaux instituts de sondage du pays, qui s’exprimait en ces termes ce week-end dans le Monde : ‘le premier confinement a été perçu comme une guerre éclair menée dans une sorte d’union fraternelle. Aujourd’hui, on est dans une guerre d’usure avec le retour de l’individualisme’.
Je dois dire que cette analyse est venue conforter l’impression de ‘’pas déjà vu’’ qui est la mienne depuis le début de ce reconfinement. Quelques conversations attrapées ici et là, et la foule, pas toujours masquée, croisée lors des sorties dérogatoires quotidiennes, entretiennent la sensation qu’il y a du relâchement par rapport à ce printemps, chacun élaborant de petites stratégies pour contourner la règle à son avantage. Il flotte comme un air de ‘chacun pour soi’ dans ce mois de novembre.
Voilà qui, par esprit d’escalier, m’a fait penser à l’excellent essai publié le mois dernier par Eric Sadin : ‘’L’ère de l’individu tyran. La fin d’un monde commun’’ (Grasset). Connu pour ses analyses sur le monde numérique, le philosophe y déploie cette fois-ci une réflexion plus large, civilisationnelle, sur la façon dont la question de la liberté individuelle a fini, au terme d’un long processus historique entamé avec les Lumières, par être pervertie par l’individualisme, ‘’une sorte de primauté systématique de soi sur l’ordre commun’’, ‘’l’avènement d’une nouvelle condition de l’individu contemporain’’.
Eric Sadin n’est certes pas le premier à faire ce constat d’un individu devenu l’épicentre de sa propre existence et de celle des autres. Le Time Magazine avait senti le vent tourner en 2006 en décernant le titre de personnalité de l’année à ‘’You’’, c’est-à-dire à chacun d’entre nous, censé détenir entre ses mains une puissance jusqu’alors inégalée (son smartphone).
Sauf que ce que montre le philosophe, c’est que cette toute puissance de l’individu, offerte par les outils numériques, est aussi une aliénation, et que cette ‘’impression de détenir un pouvoir accru relativement à certains pans de sa vie’’ s’est accompagnée, dans le même temps, d’une ‘’dépossession de soi’’, au fur et à mesure que les conditions de travail se dégradaient, que les inégalités augmentaient, que les services publics reculaient : ‘’comment ne pas saisir les ferments volcaniques qu’une telle tension ne cesse de faire germer ?’’
Et bien il y a me semble-t-il, dans le constat du moment fait par Frédéric Dabi, et dans l’analyse de l’époque formulée par Eric Sadin, des éléments qui peuvent aider à penser notre difficulté à nous engager plus durablement et plus fortement dans la transition écologique.
Le moment tout d’abord. Tout comme l’épidémie de Covid, et même encore plus que celle-ci, la lutte contre le changement climatique n’a rien d’une guerre éclair. C’est une guerre d’usure, de long terme, qu’il est difficile de mener en ne consentant que des sacrifices. Une fois l'effet de sidération passé, et pour tenir sur la longueur, il faut aussi pouvoir reprendre sa respiration, s’octroyer quelques passe-droits, quitte à ce que la somme de ces petites concessions individuelles ralentisse les efforts entrepris collectivement.
L’époque ensuite. En entretenant chacun dans l’illusion qu’il est en capacité de résoudre, seul, ses problèmes, l’individualisme qui caractérise notre temps conforte l’idée que l’action politique ne sert plus à rien, ou du moins plus à grand-chose, que les décisions individuelles sont les plus efficaces.
Il en découle, comme l’écrit encore Eric Sadin, ‘’l’émergence d’une situation en tout point inédite : un état d’ingouvernabilité permanente’’. C’est à cet état que sont confrontées aujourd’hui les démocraties, et il serait illusoire de penser que cela peut rester sans impact sur leur façon de gérer la crise climatique.
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