Et une exégèse de ses messages.
C’était à la fin de l’année 2016, quand Alep était encore sous les bombes et que presque plus aucun journaliste ne restait pour documenter l’agonie de la ville. Le monde entier s’était ému des tweets d’une petite fille du nom de Bana Al-Abed, 7 ans - l’âge de la guerre - qui racontait son quotidien. Des tweets en anglais, souvent simples, agrémentés de photos - d’elle et de sa famille - qui avaient provoqué l’émotion donc - comme quand, après un bombardement, la petite fille avait cessé tout message - mais aussi la suspicion - pourquoi cette petite alépine tweetait-elle anglais ?.
Il y a trois jours, le correspondant du Financial Times a rencontré Bana et sa mère Fatemah à Ankara, dans la capitale turque. Quand on l’assèche des considérations sur le choix du restaurant, ce que mange Bana etc. cette rencontre peut se lire comme une sorte d’explication de texte en acte, une exégèse de que disaient de manière laconique ces messages de 140 caractères qui, s’ils ne changèrent sans doute rien au destin de la ville, eurent au moins le mérite de donner un visage de plus à cette guerre.
Le 24 septembre 2016 “J’ai besoin de paix”, 1er tweet. La petite fille explique à la journaliste “A Alep, je ne pouvais pas être un enfant. Je n’arrivais pas à dormir. Aucun endroit n’était sûr. On lâchait des bombes sur nos têtes. Le matin, l’après-midi, la nuit. Je ne pouvais pas trouver de nourriture : des petits gâteaux, ou de la nourriture normale, comme les enfants normaux. On était tout le temps inquiets - quand une bombe allait nous tomber dessus ? Je voulais aller à l’école, mais mon école avait été bombardée.”
En octobre, une photo d’elle souriant, tenant dans sa main une dent qui vient de tomber. Et le lendemain ces mots : “La petite souris a peur des bombes, elle a quitté son trou. Elle reviendra quand la guerre sera terminée.” Le journaliste, pendant le déjeuner, remarque que d’autres dents sont tombées depuis. Bana les compte en anglais. 7. Et elle sourit.
“Oh mon cher monde, je pleure ce soir. C’est mon amie qui a été tuée par une bombe ce soir. Je n’arrête pas de pleurer.” Le message était accompagné de la photo du visage sans vie d’une petite fille. Aujourd’hui Bana raconte : “J’avais une amie, elle s’appelait Yasmine, et j’avais une autre amie, qui s’appelait Fatma. On avait le même âge et on jouait tout le temps ensemble… Mon amie Yasmine est morte. Mon amie Fatma est toujours vivante, mais on n’arrive pas à la contacter.”
Sa mère, Fatemah, explique comment ça marchait. Elle demandait à Bana comment ça allait, à quoi elle pensait, et elle l’écrivait avec les mots de sa fille. A la fin, ils avaient des panneaux solaires pour recharger leur téléphone et arrivaient de temps en temps à attraper du réseau qui venait du gouvernement d’Alep ou de satellites mis en place par les Turcs ou des ONG. Fatemah parle anglais couramment. Elle avait fait des études de droit avant la guerre.
“Je m’appelle Bana, j’ai 7 ans… Ce sont mes derniers moments, pour vivre ou mourir”. C’était le 13 décembre, quand les bombardements étaient les plus denses. 3 jours plus tard elle écrivait “S’il vous plaît, sauvez-nous.” Puis quelques semaines plus tard : “Je suis malade maintenant, je n’ai pas de médicaments, pas de maison, pas d’eau potable. Ca me tuera avant qu’une bombe me tue.” Ce sont ces messages qui sont devenus viraux, qui ont attiré l’attention du monde, mais aussi du régime syrien, qui a vu dans ces messages le rappel quotidien des souffrances qu’il infligeait à sa population, d’où les accusations de propagande par des comptes officiels, anonymes et russes, d’où les menaces de mort. Ce sont aussi ces messages qui lui ont permis d’être aujourd’hui en Turquie. Car quand les Turcs ont trouvé Bana et sa famille dans un camp de réfugiés de la province d’Ilbid, ils ont évacué la famille en hélicoptère vers Ankara où la petite fille a été utilisée par Erdogan pour donner un visage touchant à son action en Syrie. Sa mère le sait, elle s’en inquiète, mais leur vie sera peut-être en Turquie, et ce qu’elle veut, c’est une vie normale - sans le bruit des bombes qui hantent les nuits de sa fille. Rien de plus. Sans doute se raccroche-t-elle aux raisons simples qui ont présidé à ces tweets, et qui peuvent se résumer à cette injonction qu’un outil comme celui-ci peut faire au monde : “Regarde, c’est ma fenêtre, et regarde ce que je vois : je vois des bombes.”
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