Comment nous sommes devenus tous archivistes.
Avec la déclaration de soutien de Manuel Valls à Emmanuel Macron, nous avons assisté à un phénomène qu’on remarque à peine - tant il s’est imposé doucement - et auquel il va falloir s’habituer…
A peine cette annonce faite, nombre d’internautes sont allés rechercher des déclarations antérieures de Manuel Valls, qui entraient en contradiction avec ce soutien : des propos peu amènes de l’ancien Premier Ministre à l’égard d’Emmanuel Macron, des professions de foi qu’il se plierait aux règles de la primaire de la Belle Alliance et qu’il soutiendrait le candidat désigné par le processus (il y en eut plusieurs en diverses occasions). Sont ressortis des extraits vidéos ou sonores, des déclarations dans la presse écrite, des tweets, et même la déclaration d’engagement aux primaires, signée de la main de Manuel Valls lui-même. Et tout cela émergea sous des formes différentes : très professionnelles (comme ce montage de déclarations télévisuelles de Manuel Valls, produites par “Brut”, sorte de média fondé par le producteur de télévision Renaud Le Van Kim qui vise à produire des montages vidéos courts et frappants, parfaitement adaptés aux réseaux sociaux) ; et des formes moins professionnelles (captures d’écran d’un vieux tweet de Manuel Valls, citation recopiée etc). On avait assisté à un phénomène semblable avec François Fillon, lui-même mis face à ses grandes déclarations de probité, et encore avec d’autres hommes et femmes politiques.
L’effet produit par ces ressurgissements est frappant. Ils rendent évidents tout ce qu’on déteste dans la politique - mais qu’on déteste aussi dans la vie en général - la trahison, la déloyauté, le reniement…. Un effet rendu d’autant plus dévastateur par l’amplification produite par Internet. Ces ressurgissements vous arrivent soudain de partout, de tous les côtés, ils vous assaillent, vous les voyez, les revoyez, avec une évidence et un effet croissant de sidération qui n’a rien à voir avec une contradiction que vous découvrez dans un article vite lu, ou qui est relevé dans une émission de télévision que vous regardez d’un oeil distrait. Ils vous apparaissent sans le filtre d’un média ou d’un discours, avec une impression de brut. Vous pouvez les voir et les revoir. Internet fonctionne sur un principe de répétition qu’on analyse assez peu mais dont les effets sont très puissants (or, on le sait, la répétition est un des principaux leviers du dégoût, en cuisine comme dans le reste).
Mais il me semble que le plus nouveau dans tout ça - et le plus fort - est ailleurs. C’est l’usage de l’archive. Internet est beaucoup critiqué parce qu’il nous maintiendrait dans un flux continu, un présent incessant, il ne serait que surface et écume. Sans doute. Mais on oublie le second mouvement, à mon sens encore plus significatif que le premier. Ce second mouvement, c’est au contraire la mémoire, c’est l’archive toujours disponible. Il y a dix ans, il était très compliqué à quelqu’un qui n’était pas chercheur ni journaliste de retrouver un extrait d’émission télévision ou de radio, une vieille citation aperçue dans un journal. Et, si jamais la trouvaille se produisait, il était encore plus compliqué de la diffuser. Aujourd’hui, ces deux difficultés sont effacées. L’archive est toujours là, surtout quand elle n’est pas trop ancienne, presque offerte à tous. En vieillissant, Internet s’approfondit, il se dote d’une historicité, il devient diachronique. A mon sens, cette manipulation donnée à tous de l’archive est un tournant historique. Réfléchissons-y deux minutes (enfin, moins de deux minutes, à cause du temps scandaleusement minuscule qui m’est attribué chaque matin, et que je ne m’explique toujours pas) : détenir l’archive politique - le document politique - a pendant longtemps été un privilège peu partagé : celui du pouvoir lui-même, celui des historiens, celui des bibliothécaires, puis des journalistes. Il est aujourd’hui le privilège de tous. Tout internaute est un archiviste potentiel. Cet état a bien des conséquences en termes politiques. L’une d’entre elles est qu’on se focalise sur un fait : le pire ennemi de l’homme ou de la femme politique est lui-même, son ancien moi, celui qui disait autre chose, qui le disait différemment. En relevant ces contradictions, on pense révéler une vérité de la politique : ah regardez, il se renie, trahit et se parjure… Ok. Mais rappelons-nous la belle phrase d’Edgar Faure qui disait : “Ce n’est pas la girouette qui tourne, c’est le vent.” Ainsi se pose la question du choix de l’archive. Est-ce qu’à trop documenter les mouvements de la girouette, on n’en oublie pas le vent ? Oui, mais voilà, documenter les mouvements du vent, c’est autrement plus compliqué, moins spectaculaire, cela produit une indignation moins immédiate. Et pourtant, cela pourrait être l’étape suivante d’un Internet qui met à disposition de tous, non seulement l’Histoire, mais de nouveaux outils d’analyse. C’est une nouvelle responsabilité, que désormais, nous partageons tous.
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