Internet, monde des subjectivités et des idées explosées

France Culture
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On oublie à quel point le registre de parole qui est apparu sur Internet est nouveau - et troublant. Blogs, réseaux sociaux exposent des subjectivités singulières dans lequel nous aurions tort de chercher une idée.

A Rue89, les journalistes sont plutôt jeunes, peu d'entre eux dépassent la trentaine. Et nous avons une discussion récurrente visant à définir ce qui est propre au numérique ou pas, une discussion qui se focalise en général sur la question de la prise de parole. Je défends l'idée que les blogs - mais aussi les longs posts Facebook, et d'autres formes d'intervention réticulaires - relèvent d'un registre de parole qui était encore inimaginable ou presque il y a 15 ans. A l’époque, il y avait partout des filtres – des journalistes, des éditeurs, tout ce qu'on appelle les « gate keepers » - qui faisaient que cette parole qui inonde aujourd'hui les blogs et les réseaux sociaux restait, soit privée, soit cantonnée à des poches assez maîtrisées type les fanzines, certaines radios ou certaines émissions. Ce que je dis là est d'une grande banalité, mais je sens chez des gens de 25 ans une réticence – ou une difficulté – à envisager ce qu'il y a de troublant et de nouveau pour des vieux comme nous qui avons grandi dans le monde qui précède.

Mais ce qui est nouveau et troublant reste difficile à définir. Je vais commencer donc par la négative.

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Ce qui me trouble, ce n'est pas que cette parole soit haineuse et violente. Elle l'est bien sûr, ça lui arrive. Mais guère plus que des insultes proférées dans la rue ou, plus étonnant, que certaines couvertures de magazines ou éditoriaux pourtant passés par les filtres sus-mentionnés.

Ce qui me trouble, ce n'est pas non plus la qualité de cette parole. Oui, l'immense majorité de ce qui se dit dans les réseaux sociaux ou sur Twitter n'a pas grand intérêt, mais comme n'ont pas grand intérêt – quand on n'en est pas partie prenante – les conversations entendues dans un café. Et comme n'ont pas grand intérêt non plus beaucoup d'émissions de télé ou de radios.

Ce qui me trouble, ce n'est pas non la décontextualisation de cette parole. C'est Marcel Gauchet que j'avais entendu un jour raconter ça lors d'une sorte de conférence. Il avait dit ça « le problème d'Internet, c'est la décontextualisation ». Ce qu'il voulait dire, c'est « on ne sait jamais d'où vient ce qu'on lit sur Internet, on ne sait jamais vraiment où on est ». Oui.... enfin.... Monsieur Gauchet, vous, vous ne savez pas où vous êtes quand vous êtes sur Internet et d'où vient ce que vous y lisez, mais ne projetez pas votre désorientation sur tous les internautes. Il ya mille moyens de contextualiser sur Internet. Les réseaux sociaux, par exemple, font reposer la circulation sur un principe qu'ils n'ont pas inventées : la confiance. Vous accordez de la crédibilité à cette information ou de la valeur à ce contenu parce qu’ils proviennent de bidule, en qui vous avez confiance. Comme dans la vie... Parfois on se fait avoir, mais comme dans la vie. Ca n'est donc pas la soit disant décontextualisation qui me trouble.

Ce qui me trouble, c'est autre chose. C'est je crois de l'ordre du registre. Je vais prendre un exemple. J'ai découvert récemment un blog ouvert en septembre 2014 par une dame dont le prénom est Véronique, et qui se décrit comme bénévole d'accompagnement en soins palliatifs. Sur ce blog du nom de vivantsensemble.com, cette dame raconte ce qu'elle voit en soin palliatif. Dans un des derniers posts, elle raconte l'histoire d’un monsieur de 88 ans, venant accompagner tous les jours à l'hôpital sa femme atteinte d’Alzheimer. Elle raconte comment ces gens sont très amoureux, et elle raconte une conversation qu'elle a avec l'homme, qui sourit en lui disant : « Ce qui est merveilleux c'est qu'elle ne souffre pas; physiquement bien sûr et ça c’est essentiel, mais aussi moralement... Elle ne se souvient pas qu'elle est paralysée. Du coup elle peut s'imaginer marcher avec moi. » L’homme ajoutant « le regard pétillant » précise Véronique : « Ce qui est plus dur, c'est que comme elle oublie tout, je suis obligé de la séduire à nouveau tous les matins. » Tous les posts de ce blog sont de cet acabit. Ils ne sont pas parfaits, pas toujours follement bien écrits, mais ils sont d'une grande beauté parce qu'ils racontent le monde par des yeux, ceux de cette bénévole dont je ne connais que le prénom. En elle-même, cette parole n'est pas inédite, on aurait pu la retrouver auparavant au détour d'un livre ou d'un article. Mais les réseaux en regorgent. Elles pullulent sur Internet ces prises de parole, sur une infinité de sujets qui touchent à la vie quotidienne, au savoir, à la politique. Ici, c'est une jeune même pas historienne qui fouille dans les archives de Gallica. Là, c'est un YouTubeur qui raconte ses lectures. Internet, c'est une infinité de subjectivités qui projettent sur le monde un regard singulier. De micro-savoirs éparpillés. Alors, bien sûr, s'échappe le grand récit, nous manque l'explication, la théorie englobante. On est au-delà – ou en deça selon les points de vue – de l'intellectuel collectif défini en son temps par Bourdieu. On n'est pas vraiment non plus dan l'intelligence collective tant défendue par le philosophe Pierre Lévy. Car ce n'est pas toujours intellectuel, c'est plus souvent sensible. Ainsi Marcel Gauchet avait-il peut-être raison quand il disait qu'aucune idée n'était sortie d'Internet. Car ce ne sont pas des idées qui sortent d'Internet. Ou alors des idées éclatées. Et si j'aime autant Internet, c'est peut-être pour cela, parce que ce n'est pas le monde des idées, ou alors au sens où la littérature les fait apparaître, comme l’explique dans son dernier livre Olivier Cadiot quand il propose à la littérature le processus suivant : "Explosez-moi cette idée en millions de morceaux de chair, de métal et de poussière de béton. Revenez avec une pince à épiler, combinaison blanche, microscope et pochette plastique, collationnez-moi tout ça." Voilà ce qu'Internet fait de nous, des chercheurs d'idées explosées.

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