"Surveiller et jouir" comme l'écrivait Gayle Rubin.
Ce week-end, j’ai “binge-watché” (regardé d’un trait, comme on avale d’un trait une bouteille d’alcool pour atteindre plus vite l’ivresse) la saison de 3 du “Bureau des légendes”. C’était un peu dommage, parce qu’il faisait beau - mais ça m’a permis de comprendre quelque chose, que je vais essayer d’exprimer le plus clairement possible.
Le Bureau de légendes, c’est la série de Canal Plus qui raconte la vie du département de la DGSE chargé de former des clandestins et de les envoyer là où c’est nécessaire, département surnommé “bureau des légendes” car être clandestin, c’est se créer et vivre sous une légende. Bien sûr, il s’agit d’une fiction (et les fils narratifs qui constituent la série sont clairement fictionnels) mais son créateur Eric Rochant tente de coller le plus possible aux méthodes de la DGSE, comme il l’avait fait avec celles du Mossad - les services secrets israéliens - dans son formidable film “les Patriotes”. Ainsi, les gens de la DGSE interrogés sur la série le disent : ça ressemble à la fois beaucoup et pas du tout à leur quotidien.
Tout au long de la série, le rôle des technologies est majeur. Mise sur écoute des téléphones portables, utilisation de canaux particuliers ou de combines pour communiquer, virus informatique sur une clé USB, IMSI-catcheur (des valises qui permettent d’aspirer tous les numéros et conversations des téléphones dans un rayon de quelque centaines de mètres), j’aurais peine à recenser tous les outils auxquels ont recours les personnages... C’est sans doute un reflet de ce qu’est devenu le renseignement, mais là aussi la question du réalisme titille constamment. Je me souviens avoir discuté avec un des scénaristes de la série et lui avoir dit : “c’est génial cette histoire du frère parti faire le djihad en Syrie qui communique avec sa soeur restée en France en discutant sous pseudonyme dans un forum de discussion pour amateur de chien de race, vous l’avez trouvé où ? - On l’a inventé, m’a-t-il répondu.”. Bref, comme le reste, la part technologique de la série est sujette à caution. Mais peu importe que tout soit vrai ou pas, ce que j’ai compris en la regardant n’a pas de rapport direct avec le réalisme.
Ce que j’ai compris, c’est que la technologie de surveillance est jouissive. Utiliser un téléphone comme micro pour entendre tout ce qui se passe, voir les petits points des téléphones connectés au sein de la communauté européenne, pouvoir contacter secrètement quelqu’un en passant par les profils d’amis d’amis sur Facebook, tout cela provoque chez le spectateur une forme de jouissance. Jouissance dont la force est telle qu’elle fait tomber toutes les barrières morales et politiques qu’on peut avoir face au recours à ces techniques. Ainsi quand je regarde le Bureau des légendes, je vis un état de dissonance cognitive. Alors que je suis averti sur ce que ces technologies peuvent faire aux libertés individuelles quand elles sont utilisées à mauvaise escient, je jouis de les voir en action : “oh oui, joli informaticien qui dit oui à tout, glisse ton petit micro où tu veux…mets à bas toutes les barrières morales et politiques que j’ai à ce que tu fais….” Tel est mon état quand je regarde “Le Bureau des légendes”.
Je pensais être seul à vivre cela, quand j’ai découvert que le philosophe Frédéric Gros, spécialiste de Michel Foucault, relevait lui aussi ce qu’il appelle des “ points de jouissance” dans les techniques de surveillance :”Chacun est surveillé mais peut jouir aussi du pouvoir de surveiller les autres. Je suis prêt à être surveillé [par Bernard Cazeneuve] si dans le même temps, j’ai les moyens techniques de surveiller ma compagne et mes enfants.” Ainsi donc, ce serait dans la dialectique complexe surveillant-surveillé (et le fantasme d’une puissance réversible) que cela se jouerait… “ Surveiller et jouir” comme l’écrivait l'anthropologue Gayle Rubin en paraphrasant Foucault.
Il ne s’agit évidemment pas d’incriminer la fiction d’utiliser la puissance jouissive des techniques de surveillance (après tout, c’est une des fonctions de la fiction que de nous procurer du plaisir avec ce qui nous ferait horreur dans la vie). En revanche, si on est d’accord avec Frédéric Gros et Michel Foucault, on peut se demander si ces points de jouissance qui s’active quand on évoque la surveillance ne sont pas une des raisons pour lesquelles il est si compliqué de mobiliser l’opinion publique - et les représentants politiques - sur les dangers de ces technologies quand leur usage par les services n’est pas contrôlé au plus près ? Ce principe de jouissance n’est-il pas - en plus du désir de sécurité - une des raisons pour lesquelles les arguments rationnels, les faits, les discours de principe sur les libertés individuels, peinent à convaincre ? Et même, soyons fou, ne peut-on pas postuler que dans l’élargissement de la surveillance à chaque loi antiterroriste ou sur le renseignement, il y a comme un reflet de cette jouissance possible ? Mais alors, si cette hypothèse est valable, que fait-on ? A quel type de discours et d’arguments peut-on recourir pour alerter sur les dangers de tout excès en matière de surveillance ? J’avoue ne pas avoir de réponse à cette question, même si identifier les pulsions à l’oeuvre dans les politiques publiques me semble un premier pas nécessaire.
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