Mais demeure le mystère...
Depuis les années 70 et l’apparition de l’informatique, des chercheurs travaillent à marier informatique et études littéraires. Je ne vais pas raconter cette histoire - celle de ce qu’on appelle les Etudes Littéraires assistées par Ordinateur (ELAO). Mais disons en très gros qu’elle passe par un groupe de chercheurs qui a pris le nom de Hubert de Phalaise à la fin des années 80, qu’elle s’est prolongée par les travaux de Franco Moretti (le frère de Nanni, qui opère depuis l’université de Stanford aux Etats-Unis), et prend son envol aujourd’hui dans ce qu’on appelle les “Humanités numériques” (et qui s’étendent largement au-delà de la littérature). Mais évidemment, la question qui se pose est : qu’est-ce que l’informatique peut nous apprendre sur la littérature que nous nous ne ont pas appris les différentes manières d’aborder un texte (la stylistique, la linguistique, la génétique) ? Certes, c’est grâce à l’informatique, en étudiant les traces linguistiques, que des chercheurs ont pu établir l’an dernier que Christopher Marlowe avait collaboré avec Shakespeare à l’écriture de “Henri VI”. C’est super, mais bon...
Vient d’être publié aux Etats-Unis sous la plume de Ben Blatt, un livre du nom de “Le mot préféré de Nabokov est mauve”. Ben Blatt a utilisé une énorme bases de données de textes (des classiques, des best-sellers, mais aussi des textes amateurs publiés sur Internet qu’on appelle les fan fictions) pour faire des recherches, et il a donné une synthèse de son travail dans Publishers Weekly début mars.
Je m’arrête sur deux exemples : le point d’exclamation et les phrases toutes faites.
D’abord, Blatt a fait une chose assez drôle. Il est allé vérifier si les auteurs appliquaient leur art littéraire (s’ils respectaient en pratique leur conception de la littérature). Par exemple, Elmore Leonard a publié en 2007 “Mes 10 règles d’écriture” (Elmore Leonard est un grand écrivain de romans noirs) et une de ses règles dit “un auteur ne doit pas utiliser le point d’exclamation plus d’une fois tous les 100 000 mots”. Ca, c’est du beurre pour la statistique. Eh ben figurez-vous qu’une étude de ses textes montre que lui en utilise un tous les 1 600 mots. On pourrait en conclure qu’il se ment à lui-même. Sauf qu’en analysant plus finement le résultat, on s’aperçoit qu’au long de sa carrière, Leonard a de moins en moins utilisé de points d’exclamation, et même presque plus à partir du moment où il a édicté sa règle. C’est intéressant, ça signifie que cette règle est le fruit d’un parcours littéraire. Reste la question de savoir pourquoi l’abondance de point d’exclamation pose problème. Là, Blatt apporte un élément : en passant au crible des milliers de fan fictions (donc des textes amateurs), il montre qu’ils comptent en moyenne quatre fois plus de points d’exclamation que les textes publiés. Deux hypothèses : soit le point d’exclamation est une béquille (un moyen d’exprimer graphiquement ce qu’on arrive pas à exprimer par la langue) donc une marque de faiblesse. Soit les éditeurs ont un problème avec les points d’exclamation (une sorte de haine atavique qu’il faudrait expliquer).
Ben Blatt s’est aussi intéressé aux clichés littéraires et a passé au crible 50 auteurs (Jay McInerney n’est dans la liste). Où l’on s’aperçoit que parmi les plus gros usagers de formules toutes faites, on trouve Tom Wolfe, Salman Rushdie, Stephen King ou même James Joyce et parmi les usagers les plus parcimonieux 3 femmes : Virginia Woolf, Edith Warton et Jane Austen. Je ne sais pas quelles conclusions on peut en tirer sur le rapport entre le genre des auteurs et l’usage de clichés littéraires (il y aurait moins d’évidence dans la langue pour les écrivains femmes ?), ni même entre usage de clichés et qualité littéraire (pour ma part, j’aime autant Tom Wolfe, que Jane Austen, qui sont aux deux extrêmes de cette liste,que dois-je en conclure ?).
En vous racontant tout ça, j’ai bien conscience que, même si les résultats sont assez drôles, les outils et les hypothèses de Ben Blatt sont assez rudimentaires (c’est de la statistique appliquée à des grosses masses de données, alors que les outils informatiques contemporains permettent j’imagine de faire bien autre chose). J’ai bien conscience surtout des limites de ce que cela nous apprend sur la littérature, et des éclairages que cela pourrait nous apporter sur les mystères de l’écriture et des effets qu’elle produit sur nous. Mais peut-être est-ce finalement assez merveilleux qu’aucun ordinateur - ni aucun programme - puisse m’aider à comprendre pourquoi depuis des années, je suis hanté par un vers de Nerval que je trouve d’une grande beauté, un vers tout simple, qui ne dit pas grand chose, un petit vers pas important, mais qui m’émeut plus que tout et dont j’espère qu’il fera couler des larmes de joie dans votre café : “Et la treille où le pampre à la rose s’allie.”
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