Ya-t-il des valeurs propres au numérique ?

Panneau de La Morale par l'exemple par Lecerf et Dumoulin (Librairie d'Education Nationale) debut 20e siecle
Panneau de La Morale par l'exemple par Lecerf et Dumoulin (Librairie d'Education Nationale) debut 20e siecle  ©AFP - Leemage
Panneau de La Morale par l'exemple par Lecerf et Dumoulin (Librairie d'Education Nationale) debut 20e siecle ©AFP - Leemage
Panneau de La Morale par l'exemple par Lecerf et Dumoulin (Librairie d'Education Nationale) debut 20e siecle ©AFP - Leemage
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Les politiques ne cessent d'invoquer des valeurs. Ce qu'Internet change à la manière dont elles se fabriquent.

Dans l’introduction de votre livre, "Des valeurs - Une approche sociologique", Nathalie Heinich, vous relevez une caractéristique de notre état contemporain : “ la spectaculaire intensification des possibilités techniques de diffusion des opinions, via Internet et les réseaux sociaux”. Vous ajoutez : “là où l’opinion personnelle était limitée à la sphère privée, ou bien réservée, dans son expression publique, à ceux qui avaient accès aux organes de presse, elle peut aujourd’hui se faire largement connaître à la seule initiative de son producteur, sans médiation. Les progrès techniques qui permettent cette inflation des opinions dans l’espace public engendrent également des raisons renouvelées de prendre position. Car, en modifiant les possibilités offertes aux humains, les bouleversements de la technologie obligent à redistribuer les priorités, à redéfinir ce qui est licite ou souhaitable et, du même coup, suscitent des débats qui, inévitablement, remontent des actions aux normes et des normes aux valeurs qui les justifient.” C’est très intéressant, et à tout dire, assez lumineux. Parce qu’au lieu de dévaloriser par principe ce qui se dit dans les réseaux, vous l’inscrivez dans une problématique plus large, et surtout invitez à en mesurer les conséquences en se posant une question que l’on pourrait vulgairement résumer par : comment se mettre d’accord sur des valeurs quand tout le monde donne son avis sur tout ? C’est en effet un peu l’état dans lequel nous plonge les réseaux. Il ne s’agit pas de considérer cela comme bien ou mal, mais comme une situation, qui n’est d’ailleurs inédite dans l’histoire de l’humanité, les premiers moments de l’imprimerie, ou le développement d’une presse de masse au 19ème, ayant déjà provoqué ce type de perturbation dans l’ordre de l’évaluation. Et d’ailleurs, est-ce complètement un hasard si vous mettez en exergue de votre livre une citation du sociologue Gabriel Tarde qui, réfléchissant à la fabrique de l’opinion, travaille à un moment où la diffusion de presse est accélérée par des moyens de communication qui la transporte plus rapidement, et touche un public plus vaste du fait de la scolarisation plus répandue ? Et ce que Tarde observe notamment à la toute fin du 19ème siècle, c’est une modification des rapports entre information et conversation ; Internet modifie à nouveau ce rapport puisque ce n’est plus seulement la presse qui fait le “menu de la conversation”, comme le racontait Tarde, mais la conversation qui devient publique, qui s’affiche dans les réseaux sociaux , et parfois devient le menu de l’information, le lieu dans lequel les médias vont chercher l’information. Bon, on pourrait disserter des heures sur cette question, mais mon temps de parole étant chaque matin scandaleusement limité pour des raisons que je n’explique toujours pas, je suis donc obligé de sauter au point suivant.

Car, on peut se demander si ces technologies, au-delà de la perturbation des valeurs traditionnelles, participent à l’émergence de nouvelles valeurs.Qu’en est-il donc de notre monde numérique ? Participe-t-il à l’émergence de valeurs ? C’est un peu compliqué, mais tentons une réponse. On peut d’abord se demander quel rôle joue Internet dans cette “exigence d’exemplarité” dont a parlé hier Alain Juppé dans son discours de désinvestiture, et auquel on donne aussi le nom de “transparence”. La possibilité technique de fabriquer et de consulter un site comme Nosdeputes.fr, qui montre comment travaillent les députés - leur présence, leurs interventions, les amendements qu’ils déposent - doit nécessairement participer à cette exigence. Mais cela n’empêche qu’il y ait débat sur le degré de priorité de cette exigence, comme on le voit aujourd’hui avec François Fillon. De la

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même manière, on peut interroger la possibilité technique donnée à tout internaute de s’exprimer et de garder la trace des ces expressions. Parce qu’au delà de la multiplication des opinions dont vous parlez Nathalie Heinich, je me demande si ça n’a pas un autre effet, qui est de pouvoir observer comment se construit et s’exprime le consensus minimal nécessaire à toute valeur pour qu’elle existe. Le cas typique, c’est celui où une indignation dans un réseau social (où une valeur est invoquée avec tous les airs de la spontanéité) est déconstruite parce qu’on trace d’où vient cette indignation, qui la formule, qui la relaie, pourquoi c’est cette valeur qui est invoquée, qui profite de cette invocation. Je me demande donc parfois si, en la rendant moins mystérieuse, plus contingente, Internet n’a pas pour effet de dévaloriser la valeur, d’en faire un objet immédiat de critique. Quant à savoir si c’est une bonne ou mauvaise chose, c’est une autre question.

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