Il existe sur les planches, un temps qui n’est ni celui de l’actualité ni celui de recul analytique ou encore celui du documentaire, un temps hybride pour comprendre ce qui "nous" interroge dans cette crise.
L’on s’en souvient, le théâtre de la Commune à Aubervilliers avait accueilli le collectif de sans-papiers du 81 avenue Victor Hugo pour une pièce sur leur quotidien, élaborée avec le metteur en scène Olivier Coulon-Jablonka en 2015, jouée notamment au Festival d’Avignon. C’était une œuvre documentaire en prise directe avec le réel et avec un impact direct sur le réel. Deux tiers des 89 sans-papiers avaient été régularisés, mais l'arrivée en janvier 2016 d'une nouvelle préfète avait bloqué le processus, entraînant le refus des 21 dossiers restants et l’évacuation du squat.
Dans la société l’interrogation elle, demeure. Comment se vivre encore comme une terre d’accueil ? Comment penser cette question de ce que les associations appellent le « délit de solidarité » et qui constitue à « faciliter ou tenter de faciliter l'entrée, la circulation ou le séjour irréguliers d’un étranger en France » ? Cette semaine encore, une responsable d’Amnesty Internationale comparaissait devant le tribunal correctionnel de Nice pour avoir convoyé deux migrants mineurs depuis le poste frontière de Menton.
Ne pas donner de réponse ou de solutions mais « organiser un peu de pensée » autour de ces interrogations, tel peut-être l’espace du théâtre. C’est ce qui joue en ce moment dans la première adaptation théâtrale des textes de l’écrivain et réalisateur Mathieu Riboulet par la metteuse en scène Anne Monfort.
Au départ il y a cette envie de reconstitution d’un procès emblématique, celui de Rob Lawrie en 2015, qui avait tenté de sortir une petite fille afghane de la jungle de Calais à la demande de son père, et avait été condamné in fine pour non-respect du code de la route. Mais en travaillant avec son avocate, et avec les matériaux documentaires (compte rendu du procès, articles de presse etc.) la proposition théâtrale ne tenait pas : on allait vivre et comprendre la situation, mais comment susciter réellement la réflexion ?
Exposer la trajectoire de cet homme ému par la photo de petite Eylan qui décide d’agir, vient à Calais, rencontre les migrants, achète des duvets pour bricoler des abris de fortune, accède à la demande d’un père, puis assiste effaré à son procès, ne suffisait pas pour rendre compte de ce qui nous interroge face à ces événements. Organiser la pensée en commandant un texte à un dramaturge pour transposer la situation au théâtre, ne suffisait pas non plus. Car le texte se fige, or la matière, elle, reste vivante. La solution a été trouvé dans un montage hybride.
À travers ses récits, essais et romans Mathieu Riboulet travaille la question de la désobéissance, de l’engagement, du désir d'évènement. Pourquoi ne pas les rouvrir ? « Prendre date » écrit avec Patrick Boucheron après les attentats de janvier 2015. « Les œuvres de miséricorde » où il interroge « que faire de tous ces morts, où vivre, comment s'aimer ? » et enfin et surtout « Entre les deux il n’y a rien » et cette impasse contemporaine qu’il décrit ainsi « Le monde était dans cet ordre-là quand nous l’avons trouvé, nous n’avons rien su faire malgré ce qui secouait nos corps depuis plus de cent ans, et malgré ces aînés qu’on aurait bien suivis mais qui tournaient en rond. Il y a là un manque, et j’avance à tâtons dans une zone muette de ce fragment d’histoire. »
Incarner ces écrits que l’auteur a laissé comme en open source à la metteuse en scène, intégrer l’actualité au fil des jours sur le plateau, redonner une chaire au procès de Rob Lawrie, c’est tout cela ensemble qui permet un théâtre de la question à juste distance avec le présent. « Et s’il fallait encore des morts pour savoir qui « nous » sommes » demande Riboulet. Cette réflexion hybride sur les planches, "entre les deux" justement, est une piste pour nous aider à le savoir un peu plus.
DÉSOBÉIR, Le monde était dans cet ordre-là quand nous l'avons trouvé - Conception et mise en scène Anne Monfort - jusqu’au 20 janvier au théâtre Le Colombier à Bagnolet. Du 20 au 22 mars au CDN de Besançon.
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