Les prix littéraires obéissent-ils à une science statistique?

France Culture
Publicité

Le 6ème roman d'un homme parisien d'une cinquantaine d'année intitulé "La Nuit" et contenant des nazis aurait toutes ses chances.

Imaginez que je sois un auteur d’un genre un peu particulier : une bête à concours littéraire qui décide de mettre toutes les chances de son côté pour décrocher un prix, sésame indispensable pour voir mon œuvre consacrée ou simplement distinguée, dans l’océan de romans publiés depuis cette rentrée littéraire.

Armée de mon seul courage et de mon petit talent, je ne peux m’empêcher d’analyser le palmarès de mes glorieux prédécesseurs. Et là déjà, ça commence mal, je suis une femme. Si je m’était présentée cette année, j’aurais eu finalement assez peu de chance de décrocher le Graal : sur dix prix attribués, du Goncourt au Renaudot en passant par le Médicis ou le prix Décembre, tous ont été décernés… à des hommes !

Publicité

Mais après tout, "l’espoir fait vivre", Alice Zeniter a encore une chance face aux trois écrivains finalistes du prix Interallié, reporté au 22 novembre prochain. Quant au Goncourt des lycéens on ne connaîtra les noms des finalistes que lundi, et il se pourrait bien, je le dis sans trop m’avancer, qu’une femme, voire plus, figure sur cette liste. Soyons fous. Et puis si je changeais de stratégie et que je me lançais dans une enquête, je pourrais être récompensée du prix Renaudot de l’essai, comme Justine Augier.

Deuxième obstacle cependant, mon âge. Evidemment "la valeur n’attend pas le nombre des années" (deuxième proverbe utilisé dans cette chronique j’amenuise mes chances en terme de style). Jean-Marie Le Clézio a bien reçu le prix Goncourt à 23 ans pour Le procès verbal. Sauf que c’était en 1963, et que la jeunesse avait encore la possibilité d’être primée. Aujourd’hui l’âge moyen des récipiendaires de prix a nettement augmenté, et il vaut mieux avoir une cinquantaine d’années que d’être un jeune auteur pour être honoré par ses pairs.

D’autant qu’il s’agit de mon premier roman, et que ceux-là sont rarement, voire jamais ceux qui reçoivent un grand prix littéraire. C’est statistiquement au sixième roman que l’on a le plus de chance de retrouver son livre orné de l’une des sacro-sainte banderole : Goncourt, Renaudot, Médicis, Interallié ou Femina.

Mais je ne me décourage pas, certaine que ma passion pour les uchronies, ces histoires qui auraient pu advenir si l’Histoire justement avait été différente, aboutira à un grand roman. Tel serait son pitch :  et si John Lennon n’avait pas été assassiné en 1981 par Mark David Chapman et qu’il s’était reconverti en lançant une plate-forme digitale baptisée « Give peace a chance », devenant par la suite un grand dirigeant de l’économie numérique avec son réseau social pétitionnaire « Brain book ». Pas mal, non ?

Sauf que… La SF n’a aucune chance, alors les uchronies n’en parlons même pas. Les jurys de prix préfèrent les romans contemporains ou véritablement historiques avec une petite prime pour les ouvrages sur les nazis. On se souvient de Jonathan Littell avec Les Bienveillantes, prix Goncourt 2006, quant à cette année 2017 elle restera celle du doublé Goncourt/Renaudot pour deux romans sur ce thème. L’Ordre du jour d’Eric Vuillard sur l’instauration du nazisme, et La disparition de Joseph Mengele d’Olivier Guez sur la planque d’un ancien nazi, comme je vous le rappelais mardi dernier.

Les difficultés s’accumulent. Je crains de devoir abandonner, par pur opportunisme, mon meilleur ami, jeune éditeur courageux et passionné, qui porte à bout de bras sa petite maison d’édition basée à Clermont-Ferrand. Trop méconnue. Mes chances deviennent infinitésimales si je ne suis pas publiée par l’une des grandes maisons : les fameux « Galigraseuil » – Gallimard, Grasset, Le Seuil - auquel on peut ajouter désormais Actes Sud, P.O.L ou Stock.

Tant pis, je miserai tout sur le titre, dont les algorythmes me disent qu’il vaudrait mieux qu’il comporte un mots clé comme nuit, amour, français, grand, ou dieu. Pourquoi pas : « Grand dieu, il m’aima d’un amour français toute la nuit » ? Sauf que les prix préfèrent les titres courts, encore raté !

Me voici un peu découragée, prête à baisser les bras, pourtant ma naissance parisienne me donnait plus de chances au départ. D’autant que mon père vient des Hauts-de-Seine, et que ma mère est à la fois belge et algérienne, je cumulait donc les origines les plus communes des lauréats.

Si vous lisez ce texte et que vous êtes un homme d'une cinquantaine d'années habitant à Paris le mieux serait peut-être de vous lancer à ma place. Plus que six romans à écrire d’ici septembre prochain, un peu de nazisme et un titre comme La nuit française , le tour sera joué !