Les Temps Modernes ont toujours écrit l’Histoire au présent et permis aux lecteurs de prendre leurs responsabilités face l’avenir, mais pourront-ils continuer de le faire ?
Cette revue fondée par Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir en 1945, puis dirigée pendant plus de 30 ans par Claude Lanzmann, entre, un peu moins d’un an après sa mort, dans une phase incertaine.
Une tribune du comité de rédaction publiée dans Le Monde ce jour, explique que le projet de reprise présenté à l’éditeur Gallimard, n’a pas convaincu. Le titre restera dans la maison, celle des âmes de la revue (Sartre, de Beauvoir et Lanzmann) mais une autre formule est envisagée : une collection de trois volumes thématiques annuels dont on ne sait pas davantage à l’heure actuelle.
Si la marque demeure donc, une nuée d’interrogations entoure l’esprit de la revue à l’aune de ce changement symbolique.
Mais de quel esprit s’agit-il ? Ce patrimoine vivant de l’Histoire des idées a accueilli les plus éminentes signatures de Beckett à Genet, de Sarraute à Duras, de Queneau à Faulkner, de Arendt à Bourdieu, de Lacan à Lévi-Strauss, de Glissant à Fanon, de Baudrillard à Foucault, sans oublier Jurgen Habermas, et plus récemment Alain Badiou, Bruno Latour, Etienne Balibar ou Toni Morrison. On y retrouvait également des voix de la rue, comme cette analyse de leur propre action par deux jeunes « black blocs » en 2016, qui vient nous éclairer aujourd’hui. L’événement d’une manifestation ayant perdu, pour eux, son sens démonstratif, « demonstration » en anglais, ils expliquaient comment ils avaient fui la parole apprivoisée des cortèges officiels pour se rendre « ingouvernables » ...
Cette pluralité des voix, cette capacité à interroger le présent y compris dans son chaos et son non-sens tant que l’analyse continuait de faire avancer la réflexion, était au cœur de la revue. Pierre angulaire de la vie intellectuelle du XXème siècle, les Temps Modernes se voulaient désormais une encyclopédie du XXIème autant qu’un lieu de débat, avec la liberté idéologique qui les caractérise.
Désormais plusieurs problématiques se posent. D’abord la revue peut-elle survivre à l’homme ? Désigné à la mort de Simone de Beauvoir comme successeur, le nouveau directeur Claude Lanzmann a animé son comité avec force, défi et intensité : aller au plus surprenant, bousculer la pensée, fonctionner au cas par cas sans suivre de doctrine. Mais la fin restant impensable, Lanzmann n’a pas su organiser sa suite… Qui peut la prendre ?
Le comité de rédaction avait choisi la continuité avec pour nouveaux directeurs Juliette Simont, adjointe à la direction depuis 2002, et Patrice Maniglier, mais le collectif-t-il a un droit moral sur la revue ? Comment l’éditeur va-t-il gérer cette succession après voir écarté le projet du comité ?
Vers quel format faut-il évoluer ? Et surtout comment à la fois préserver et faire vivre ce patrimoine symbolique ?
La question va traverser de plus en plus de maisons d’éditions et de revues qui ont fait la vie des idées, par l’engagement éditorial singulier de ceux qui les ont dirigés. Le monde a changé, mais ces marques ne sont pas des labels comme les autres. La question de la transmission « d’un esprit » devient cruciale.
Une chose est sûre, premièrement, pour prolonger la revue encore faut-il croire à l’importance des revues. Deuxièmement, la revue ne saurait devenir un repère à signatures bankables du monde intellectuel ni un musée. Le défi est bien plus grand. Ne pas le relever renverrait pour de bon les Temps Modernes au passé.
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