La jeune metteuse en scène et dramaturge Caroline Guiela Nguyen fait parler les récits manquants dans une pièce aux larmes salutaires.
Parce qu’il est des silences de l’Histoire, des récits manquants, il faut inventer un espace et un langage pour transmettre ce qui s’était tue. C’est en quelle sorte cela, une ZAD - une zone à dire - que propose la jeune metteuse en scène et dramaturge Caroline Guiela Nguyen avec sa pièce Saïgon, actuellement au théâtre de l’Odéon à Paris puis une tournée en France, en Europe, et jusqu’en Chine.
Nous sommes dans un restaurant vietnamien avec ses tables en formica, sa cuisine à gauche, côté cour, sa scène de karakoé à droite, côté jardin. Ce pourrait être un des 235 restaurants répertoriés en France au nom de « Saïgon », ou un restaurant de l’ancienne capitale de l’Indochine française Saïgon. Fantôme disparu aujourd’hui sous le nom d’Hô-Chi-Minh-Ville. Saïgon est un mythe et Saïgon c’est un peu nous : « elle ne concerne pas seulement les Vietnamiens ou les Français partis en Indochine, elle concerne notre mémoire collective » dit Caroline Guiela Nguyen. Et sur le plateau on peut tresser les fils défaits de cette mémoire. C’est ce qui se joue en entremêlant des destins de 1956, date du départ des Français d'Indochine deux ans après la défaite de Diên Biên Phu, et de 1996, l'année où le gouvernement vietnamien autorise le retour des "Viet kieu", ou "Vietnamiens de l'étranger", après la levée de l'embargo américain.
Il y a ce jeune Hao qui pour avoir chanté du Adamo aux colons français doit quitter le pays et sa bien-aimée Mai après la défaite. Il y a Marie-Antoinette qui cherche encore son fils parti aidé les alliés en 1939, mais aussi Edouard ce soldat français qui emmène la jeune Lin avec lui, promettant une vie et une famille en France qui n’existe pas. Il y a Antoine qui veut connaître les secrets de sa mère vietnamienne qui ne lui a pas transmis sa langue pour mieux s’intégrer. Il y a Hao, vieilli, qui revient enfin à Saïgon et parle à peine un vietnamien que plus personne ne comprend… Etranger partout. Alors il chante du Christophe, seule réminiscence d’un spectre commun entre la France et le Vietnam que l’on entend toujours là-bas.
Ces personnages, la créatrice de la pièce ne les a pas rencontrés. Elle les a construits au gré des allers-retours entre le Vietnam et le 13ème arrondissent de Paris. Ses acteurs : français, Viêt Kiêu et vietnamiens ne parlent pas la même langue. Sur scène existe un espace de fiction entre les époques, entre les langues, et entre les corps où chacun nous aide à rassembler cette histoire éparse. Car l’enjeu n’est pas de régler son compte à la colonisation, même si à voir l’attitude des français qui se croient encore supérieurs à la veille de leur départ de vaincus en 1956, une bouffé de honte nous envahit. Sans oublier la colonisation des esprits, lorsque la mère « Viet kieu » installée en France se rappelle les années où à l’école de son fils, on l’appelle la « chintok ». Ce à quoi elle répond en parlant de « franstok ». Et toc.
Ce qui compte c’est qu’à la table de ce restaurant, qui est un peu celle de notre Histoire, il reste beaucoup de places vides. C’est la douleur de l’exil et des absents, pour ceux qui sont partis comme ceux qui sont restés. C’est la parole qui s’est tue et les histoires qui manquent. Des sentiments et des enjeux qui dépassent le trajet singulier de la France et du Vietnam. Aussi en parvenant à inviter quelques unes de ces histoires à la table, la possibilité de retrouver une mémoire commune se fait jour. La France métissée d’aujourd’hui, comme le dit Caroline Guiela Nguyen, doit maintenant se raconter au-delà de ses propres frontières.
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