ISDS TTIP : le double discours de la France

Manifestation anti-TTIP à Hannovre en avril 2016
Manifestation anti-TTIP à Hannovre en avril 2016 ©Reuters - Kai Pfaffenbach
Manifestation anti-TTIP à Hannovre en avril 2016 ©Reuters - Kai Pfaffenbach
Manifestation anti-TTIP à Hannovre en avril 2016 ©Reuters - Kai Pfaffenbach
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Dans les négociations sur l'accord transatlantique, la France affiche une position critique vis à vis du mécanisme de règlement des différends qui prévoit le recours à l'arbitrage privé (clauses ISDS). Au sein de l'UE, elle plaide son utilité, comme le révèle un document qui a fuité cette semaine.

C'est une petite fuite, un petit leak, pour reprendre le mot anglais que l'on accole à toutes les fuites récentes : wiki-leaks, lux-leaks, offshore-leaks. Cette fois, elle concerne les clauses ISDS contenues dans des traités d'investissement au sein de l'Union européenne.

Ces clauses ne sont pas nouvelles. Elles existent dans tous les traités d'investissement, qu'ils soient billatéraux (entre Etats), ou multilatéraux, ou thématiques, mais elles sont célèbres depuis les négociations sur le TTIP, le traité transatlantique que l'Union européenne négocie avec les Etats Unis, et qu'on appelle aussi TAFTA.

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L'un des points qui pose problème dans cet accord, c'est qu'il prévoierait, en tout cas les Américains le souhaitent, le recours à l'arbitrage privé en cas de litige. Arbitrage privé, ou dit en anglais Investor-State Dispute Settlement, ISDS, RDIE en français, règlement des différends entre investisseur et Etat.

ISDS kesako?

L'idée est la suivante. Si on insère ces clauses ISDS dans un traité d'investissement, pas besoin de passer devant les juridictions judiciaires, locales, en cas de litige entre un investisseur et l'Etat. L'un et l'autre peuvent avoir recours à l'arbitrage privé. Concrètement, cela veut dire que plutôt que d'instruire un procès, les deux parties ont recours à des arbitres pour trancher la question qui les oppose. Concrètement, l'Etat nomme un arbitre, l'investisseur en nomme un autre, et tout deux se mettent d'accord pour nommer un troisième arbitre. Après de longues discussions, dépôt d'argumentaires juridiques, ces 3 arbitres trancheront le litige. La France y a eu recours par exemple dans l'affaire TAPIE...

Ces arbitres sont généralement des avocats, des juristes ou des professeurs de droit. Cette procédure n'a rien de nouveau, elle existe depuis plus de 40 ans. Ce sont les Etats "développés" qui les ont imposé aux autres, car ils voulaient bien investir chez eux mais n'avaient pas confiance en leur système judiciaire. Voir ici un choix de la rédaction de mai dernier à écouter encore: L'arbitrage privé menace-t-il la démocratie.

Quel double discours?

Ce que montre le document confidentiel révélé hier par plusieurs journaux européens dont le Monde, qui met en lien ce document à la fin de son article, c'est que la France qui tient une position critique vis à vis de l'arbitrage privé, dans les négociations sur l'accord Transatlantique, l'est beaucoup moins dans ce document.

Par rapport au TTIP, la France se fait le fer de lance d'une remise en cause de ces mécanismes d'arbitrage, comme le montre ce communiqué de presse de Matthias Fekl, ministre du commerce français.

Sur la base des propositions que nous avons adressées en juin, élaborées dans le cadre des travaux réalisés avec d’autres Etats membres, notamment l’Allemagne, il est désormais clair que le mécanisme d’arbitrage investisseur-Etat a vécu.

Dans le document qui a fuité, elle est beaucoup plus mesurée, et met en avant les avantages de le recours à cette justice privée.

La fuite, c'est quoi la fuite?

C'est un document de travail rédigé par l'Autriche, la Finlande, la France l'Allemagne et les Pays bas. Ces 5 pays sont visés par la commission européenne car ils ont toujours des traités d'investissement avec d'autre pays de l'Union européenne, le plus souvent des pays de l'ex bloc communiste.

La commission leur dit, en gros : abrogez les vite, ils n'ont pas lieu d'être, pas besoin d'avoir recours à une justice privée, l'Union européenne est un marché unique et on peut avoir confiance en la justice de chacun de ses membres...

Or c'est là que le bât blesse. Et c'est l'un des élément les plus intéressant, selon moi, de ce document confidentiel, c'est qu'il montre que ces 5 pays n'ont pas confiance dans l'espace judiciaire européen. Ils plaident pour un arrêt coordonné des accords d'investissement intra-européen et cherchent dans ce document de travail un moyen de garantir aux investisseurs européens un niveau de protection adéquat.

Or à les lire, il n'est pas correct de dire que les systèmes judiciaires au sein de l'UE sont suffisamment performants pour se passer de l'arbitrage privé.

"Les délégations (Autriche, Finlande, France, Allemagne, Pays bas) considèrent qu'un mécanisme de règlement contraignant et applicable est nécessaire pour les litiges d'investissement, comme dernier recours et alternative à la médiation et les poursuites domestiques". The Delegations consider that a binding and enforceable settlement mechanism for investment disputes as last resort to mediation and domestic litigation, is necessary".

Pourquoi ne faut-il pas laisser tomber l'arbitrage au sein de l'UE?

Le document fuité fait référence à l'indice de performance de la justice que publie la commission européenne ( EU Justice scoreboard, un rapport de 50 pages très intéressant sur l'état des systèmes judiciaires européen) et ajoute que

"les systèmes judiciaires nationaux sont sujets à la lenteur des procédures, leur qualité, et l'indépendance de la justice". "national judicial systems can give rise to concern in terms of lenghts of proceedings, quality of judiciary and the perception of judicial independence".

Autrement dit, la lenteur des procédures, la pauvre qualité des décisions juridiques et le fait que la justice ne soit pas toujours indépendante au sein de l'Union Européenne justifie que soit maintenue la possibilité de recours à l'arbitrage privé, avec des aménagements, mais arbitrage toujours, au sein même de l'Union Européenne.

Or ces arguments on les retrouve dans un courrier qu'a adressé Business Europe, le medef européen en gros, à la commission récemment à propos de cette fin programmée des traités d'investissement au sein de l'UE.

Plaintes contre l'ancien bloc de l'Est

Ce sont les nouveaux pays membres, qui sont visés, clairement. Ils font l'objet des trois quart des litiges actuellement en cours d'arbitrage. Selon un rapport des Amis de la Terre sur les procédures actuellement en cours contre des Etats Européens, 127 litiges entre investisseurs et Etat sont passés (ou vont passer) devant des arbitres, le pays le plus attaqué est la République Tchèque. Ce rapport dénonce le coût de cette justice privée pour les contribuables (les frais juridiques et d'arbitrage s'élèvent en moyenne à 8 millions d'euros pour chaque litige selon l'OCDE) et l'opacité de cette procédure.

Le Centre International des Différends Relatifs aux Investissement établit lui aussi une liste des différents en cours par zone géographique. Page 26, vous trouverez la liste de ces différends, et vous verrez que des entreprises hollandaises, chypriotes, grecques, belges ont attaqué la Roumanie, la Pologne, la Hongrie, la Lituanie via des arbitres privés, plutôt que de passer devant les juridictions nationales.

Les cinq pays qui signent de document confidentiels, dont la France donc, cherchent à préserver l'arbitrage privé car ils lui trouvent des attraits, attraits que la France se garde bien de mettre en avant quand elle prend position publiquement sur ce sujet pour l'accord transatlantique. Elle l'avait même jugé "ni utile ni nécessaire", selon un document rendu public par Mediapart.

Il y a donc un double discours. En public, il faut critiquer ces clauses ISDS qui inquiètent le public (lors d'une consultation menée par la commission européenne, la société civile s'est à plus de 90% prononcé contre ces clauses ISDS) mais dans les faits, il faut bien reconnaître qu'elles sont utiles aux entreprises européennes pour attaquer d'autres Etats Européens.

Lors des prochaines négociations avec les Etats Unis sur le TTIP, il va être compliqué de défendre l'idée que les clauses ISDS ne sont pas nécessaires, si au sein même de l'espace européen on les justifie.

Quant aux aménagements que suggère ce document confidentiels, il disent s'inscrire dans le cadre des réflexions menées par la Commission pour "relooker" les tribunaux d'arbitrage dans le cadre du Tafta, mais renvoie de fait (pour plus d'efficacité et de rapidité à court terme) vers la Cour Permanente d'Arbitrage située à La Haye qui est une institution créée en 1899 et s'appuie donc sur des principes d'arbitrage peut compatibles avec les idées avancées par la commission.

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