L'actualité anxiogène émousse les résistances face au rétrécissement des libertés publiques. "A quoi bon ?" semble dire l'époque.
Il est souvent intéressant de lire les journaux étrangers pour prendre des nouvelles de notre bon vieux pays. Oh, pas les "feuilles de chou" subversives, non : prenez l'austère site de Bloomberg, l'agence d'actualités financières.
Un article nous apprend très benoîtement que la France va devenir le premier pays européen à utiliser officiellement la reconnaissance faciale.
De quoi s'agit-il ? C'est une application pour votre mobile conçue par le ministère de l'Intérieur. Elle vous permet de vous identifier en vous prenant en photo ou en vidéo, pour accéder, par exemple, aux services publics en ligne.
La CNIL (le gendarme des données personnelles) a mis en garde le gouvernement. Cette application, qui doit voir le jour en novembre, serait en contradiction avec le droit européen. Notamment, selon la CNIL, parce qu'elle ne propose aucune alternative à la reconnaissance faciale pour se connecter à certains services (cette information est relayée ici, là, ou encore ici - j'ai été injuste avec les médias français tout à l'heure).
Le nom de cette application ? Alicem, acronyme pour « Authentification en ligne certifiée sur mobile ». Étonnamment, ces programmes jugés intrusifs portent toujours des noms doucereux, printaniers, féminins. « Alicem », cela rappelle délicieusement le prénom Alice et finit par la syllabe « aime ».
Il y a eu un précédent. C'était en 2008. Souvenez-vous d'« Edvige ». Une base de données qui fichait les individus potentiellement dangereux, mais aussi les préférences religieuses et sexuelles de responsables politiques, syndicaux, économiques. Michèle Alliot-Marie était alors ministre de l'Intérieur. Devant le tollé, elle avait dû reculer [extrait sonore].
Alicem, Edvige : comment nourrir le moindre soupçon envers de si jolis noms ? Certes, ce serait étonnant que ces programmes s'appellent "Terminator 3.0" ou "GeorgeOrwell2019"...
"Collecter en masse"
Il ne s'agit pas ici de dire, bien sûr, que le gouvernement masque des intentions totalitaires. Le ministère de l'Intérieur rappelle d'ailleurs que cette application s'appuie le consentement de l'utilisateur. Il n'est pas question de reconnaissance faciale non consentie comme en Chine.
Aujourd'hui oui, mais demain ? L'avancée technologique rend possibles le traitement de masse des données privées, et donc le rétrécissement massif des libertés publiques.
De même, le gouvernement souhaite pouvoir inspecter les comptes sur les réseaux sociaux pour traquer les fraudeurs fiscaux...
Oui, et c'est écrit en toutes lettres dans le projet de budget pour 2020. L'article 57 autorise l'administration fiscale et les douanes à « collecter en masse et exploiter (…) les données rendues publiques par les utilisateurs de réseaux sociaux ».
Autrement dit, vous postez une photo au bout du monde : le fisc peut se demander si ce voyage est cohérent avec vos revenus déclarés.
Le ministère des Comptes publics précise qu'il s'agit d'une expérimentation prévue sur trois ans. Mais comment éviter, une fois que la brèche est ouverte, que ces dispositions soient confirmées, puis étendues, puis généralisées ?
Bien sûr, des associations, des groupes de citoyens, des parlementaires, s'indignent et se battent (l'association La Quadrature du Net a déposé un recours contre Alicem devant le Conseil d’État).
Mais ces combats disent beaucoup de l'époque. Nos sociétés occidentales peinent à lutter pour des libertés nouvelles – comme c'est le cas en ce moment au Maroc, pour la liberté d'avorter et d'avoir des relations sexuelles hors mariage.
Non, au lieu de droits nouveaux, la bataille consiste plutôt à empêcher le dé-tricotage de libertés acquises. Non plus à avancer, mais à éviter le recul.
Avec l'impression répandue que la protection des libertés est au mieux naïve, au pire inutile, comme le note l'avocat François Sureau dans son dernier livre.
Est-ce le climat anxiogène de l'actualité qui mine nos résistances ?
Comme si le questionnement sur les droits avaient cédé la place aux interrogations suivantes :
Face au terrorisme, pourquoi serais-je dérangé d'être fiché ?
Face à la fraude, pourquoi serais-je agacé d'être espionné ?
Face à la délinquance, pourquoi serais-je gêné d'être filmé ?
Ce gouvernement est celui qui a inscrit dans la loi le fameux « droit à l'erreur ». Alors espérons qu'il s'en serve pour lui-même. Et qu'il fasse ici machine arrière.
Frédéric Says
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