

Quand le commentateur politique prend le dessus sur le chef de l’État.
On se frotte un peu les yeux en lisant l'interview du président dans le Monde daté d'aujourd'hui. On se frotte les yeux et ses derniers adversaires peuvent se frotter les mains.
Dans cet entretien, réalisé avec six journaux européens, François Hollande s'alarme : Marine Le Pen à l'Elysée ? "la menace existe (...). L’extrême droite n’a jamais été aussi haute depuis plus de trente ans".
Dans la suite de cette interview, François Hollande dresse le constat d'une Europe en panne, d'une Union trop prompte à réglementer et trop longue à réagir.
On se frotte les yeux, donc, on regarde une nouvelle fois le titre de l'entretien, la photo qui l'accompagne. Pas de doute, c'est pourtant bien lui qui parle, François Hollande, l'homme qui occupe l’Élysée depuis 4 ans et 10 mois.
Ses diagnostics sont clairs, ses constats lucides, ses analyses argumentées... mais on est pris de malaise devant ce dédoublement de personnalité. Comme si, chez François Hollande, le commentateur politique avait pris le pas sur le chef de l’État. Comme s'il y avait "François H." d'un côté, et Monsieur Hollande de l'autre.
« Ce que demandent les Européens, c’est que l’Union européenne puisse les protéger davantage », analyse ainsi François H. Indéniable. Mais qu'en dit Monsieur Hollande, qui a participé à des dizaines de sommets européens ?
De même, François H. note, dans cet interview, que personne n'est satisfait de l'Europe telle qu'elle va aujourd'hui. « Sans un nouvel esprit européen, alerte-t-il, l’UE sombrera dans la dilution et la dislocation ». Imparable. Mais là encore qu'en dit Monsieur Hollande, qui avait promis de réorienter l'Europe ?
C'est ainsi à longueur de colonnes.
Quand François H. parle, Monsieur Hollande encaisse. Quand le premier dépeint la situation calamiteuse, le second est identifié à son bilan. Quand François H. pointe les solutions, comme une Europe à plusieurs vitesses, Monsieur Hollande est renvoyé à son manque d'initiative.
Excellents diagnostics sur l'Europe et la montée des périls, vivement que François Hollande soit président, se dit-on à la lecture de l'interview. En fin de mandat, l'exercice est cruel. Même si François Hollande fait remarquer à juste titre son rôle déterminant face à l'Allemagne dans le dossier grec.
Après avoir été accusé de repeindre la situation en rose, le fameux "ça va mieux", François Hollande se retourne sur un paysage politique désolé...
En lisant les questions et les réponses de l'entretien, nous revient cette impression curieuse qui se dégage du livre Un Président ne devrait pas dire ça, de Gérard Davet et Fabrice Lhomme : celle d'un chef de l'Etat qui regarde l'action politique de l'extérieur, comme s'il n'avait pas de prise sur elle.
Certes, la hauteur de vue, la capacité à comprendre et à décrire au plus juste ne sont pas des défauts pour la fonction qu'il exerce.
D'ailleurs, écouter le président Hollande disserter sur l'actualité au cours d'un déjeuner est toujours un moment instructif et stimulant. Derrière la jovialité affichée, l'ancien premier secrétaire du PS manie avec finesse l'examen des rapports de forces. Qu'il s'agisse d'une réunion capitale de l'ONU ou d'une obscure législative partielle...
Et pourtant l'on en sort toujours un peu sur sa faim ; avec l'impression d'avoir davantage côtoyé le commentaire du pouvoir que son exercice.
Cela dit, parfois le chef de l’État reprend le dessus sur l'éditorialiste. Fugacement. « C'est mon ultime devoir [d'empêcher que la France se donne au Front national]", lance-t-il aux journalistes européens.
A la lecture de ce propos, les questions viennent toutes seules : le FN est au plus haut depuis trois décennies, c'est un danger considérable, soit, mais qu'avez-vous fait depuis cinq ans ? Quelle erreur, quel manque, quel contresens nous ont conduit dans cette situation ?
De même, après un quinquennat de pouvoir, la gauche est éparpillée, deux anciens ministres se font face au premier tour, quelle responsabilité portez-vous ?
François Hollande avait commencé son mandat en président normal et influent ; il devait réenchanter le rêve français. Il le termine en président lucide et impuissant, contraint de dépeindre la morne réalité.
Par la justesse de son trait, il tente d'éviter, en plus des accusations d'échec, le procès en aveuglement.
Ainsi peut-il sans doute espérer un jugement plus clément des futurs historiens sur cette "époque Hollande" : oui, il y a eu des ratés, des malaises, des revers lourds. Mais le tout avec lucidité. Ce qui, à la réflexion, est peut-être encore plus grave.
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