Les syndicats attaquent un texte qu'ils ne connaissent pas ; les ministres défendent une loi qu'ils n'ont pas lue.
Cette journée de mobilisation est marquée par un paradoxe : elle est à la fois très imprévisible et très prévisible.
Imprévisible, car on peine à saisir encore l'ampleur exacte du mouvement et sa nature : combien y aura-t-il de manifestants, quel degré de blocage, le climat sera-t-il joyeux ou violent ? De cela, dépendra l'élan de la contestation pour les jours et les semaines à venir.
Mais en même temps, très prévisible. Avec des ministres qui se ruent auprès des usagers pour montrer leur solidarité face à la "galère", à la "journée noire".
C'est devenu une chorégraphie française millimétrée : il y aura les micro-trottoirs des voyageurs qui n'ont pas eu leur train, les reportages avec ces salariés qui utilisent le co-voiturage, ces responsables syndicaux qui promettront de "ne rien lâcher". Et la journée se conclura avec le gouvernement qui se dira "à l'écoute mais déterminé".
C'est un scénario très français...
Oui, on pourrait même dire que c'est un remake, si l'on reste dans la métaphore cinématographique. Avec tout de même un élément particulier cette fois-ci : c'est le brouillard absolu qui entoure le texte de loi sur les retraites.
Le gouvernement espérait qu'en laissant traîner les choses, il retarderait la mobilisation. C'est tout l'inverse : le flou autour du texte génère de l'angoisse. Puisque rien n'est précisé, tout est possible.
Arrêtons-nous un instant sur le surréalisme de cette situation.
D'un côté, des syndicats qui défilent contre un texte qu'ils ne connaissent pas.
De l'autre, des ministres qui défendent un texte qu'ils ne connaissent pas davantage.
Résultat : l'on s'écharpe sur des bribes et des hypothèses, façon village gaulois. D'ailleurs, le champ lexical des journaux fait penser à Astérix : on y parle de "levée de boucliers" et de "grogne". En revanche, on voit mal se profiler le grand banquet final de réconciliation.
Ainsi va la démocratie française : il faut obtenir la reddition de l'adversaire. Les syndicats mobilisés aujourd'hui veulent le retrait du projet de loi. L'Exécutif, lui, compte surmonter, vaincre la contestation.
En toile de fond, il y a toujours l'idée qu'une réforme qui ne met pas la France dans la rue n'est pas une VRAIE réforme. Et qu'un président qui ne "mate" pas les manifestants n'est pas un vrai réformateur.
Repensez à François Hollande : il se désespérait que tout le monde ait oublié sa réforme des retraites au prétexte qu'elle n'avait pas suscité de défilés massifs.
C'est ainsi, hélas : sans tollé social, pas de trophée politique.
D'où ce type de vocabulaire : [extrait sonore Alain Juppé : "je suis droit dans mes bottes"]. Voici ce que disait Alain Juppé en 1995 avant de présenter son plan pour la Sécu et les régimes spéciaux.
Mais l'équation, aujourd'hui, est sans doute encore plus complexe.
En 1995, Alain Juppé arrivait tout juste à Matignon. Emmanuel Macron, lui, risque de payer pour deux ans et demi de colère accumulée.
Le climat du pays dépasse, de beaucoup, la seule question des trimestres de retraite.
Frédéric Says
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