

Une tribune anonyme, attribuée par "Valeurs actuelles" à des militaires en activité, suscite l'ire du gouvernement.
Le mot "tribune" est peut-être déjà trop flatteur pour ce procédé. Qu'on en juge : on ne connait ni les auteurs, ni leur fonction, ni leur nombre, ni leur légitimité.
L'hebdomadaire Valeurs actuelles, très à droite, nous assure qu'il rassemble des militaires actuellement en service. Information invérifiable.
Et quand bien même elle serait vraie, combien sont les rédacteurs et les signataires ? Qu'ils soient 20 ou 2000, ce n'est déjà pas la même chose.
En réalité, cette ambiguïté est voulue. Imprécision volontaire de la démarche, qui passe nos esprits à la question : s'agit-il ici de quelques pieds-nickelés reconvertis sous l'uniforme kaki ? Ou bien de bataillons entiers ? Ou alors d'un quarteron d'officiers qui se rêvent en général Boulanger du XXIème siècle ? Ou bien des tacticiens politiques qui veulent peser sur le débat public à un an de la présidentielle ?
C'est ce halo, ce flou, cette ombre portée qui est recherchée.
Il s'agit d'instiller du doute. Masquer le rapport de force. Asséner sans se découvrir.
Dès lors, compte-tenu de ces incertitudes, difficile de faire de ces quelques paragraphes anonymes l'objet d'un diagnostic politique approfondi.
Dans les pétitions, comme dans les élections, ceux qui ne se comptent pas... ne comptent pas.
Même si l'ensemble des dirigeants politiques a réagi, hier...
Marine Le Pen s'est réjouit que le texte rejoigne ses constats, je cite. Un texte qui "reprend les mots de l'extrême-droite", d'après Adrien Quatennens, pour la France insoumise.
Et côté gouvernement ? On aura remarqué qu'hier, les ministres missionnés pour répondre à cette tribune sont ceux qui viennent de la droite - est-ce parce qu'ils sont censés représenter l'ordre et l'autorité ? Gérald Darmanin et Bruno Le Maire ont eu des mots forts pour condamner... non pas le fond du texte mais plutôt la méthode :
"C'est ça le courage, d'être anonyme ? Quand on veut faire de la politique, on se présente aux élections !" s'indigne le ministre de l'Intérieur sur BFM TV. Pendant ce temps, son collègue de l'Economie sur France Info évoque ainsi les signataires : "Ils dénoncent la perte de sens civique, l'affaiblissement des institutions... Mais ils y participent ! Puisqu'ils publient des tribunes, ce qui ne me semble pas la vocation première des armées"
Emmanuel Macron, lui, avait répondu par avance il y a trois jours. Lors de la cérémonie du 8-mai, à l'Arc de triomphe - image rarissime - il avait réuni autour de lui les chefs d’État-major, en cercle. Un cercle pour montrer que le dialogue n'est pas rompu, que l'autorité politique est bien là.
Le même Emmanuel Macron avait accordé un entretien exclusif à Valeurs actuelles, il y a dix-huit mois. S'il en espérait de la gratitude, le voici servi.
Sur le fond, cette tribune se revendique « apolitique », elle est pourtant très politique...
Oui, cette fois-ci, les auteurs ont tenté de camoufler un peu la menace de putsch, qui planait ouvertement dans la première tribune (signée, celle-ci, nominativement par des généraux à la retraite).
Pour autant, le texte envisage la guerre civile comme un fait presque acquis. Chaos, violence, délitement, le vocabulaire est à l'avenant.
Le message et le ton employés veulent dire ceci :
Soit vous êtes du côté de militaires protestataires allégués, soit vous êtes du côté du déclin.
Soit vous êtes pour l'intervention, soit vous êtes contre la France.
Le procédé rhétorique est très politique. Clivage et simplisme, la recette est connue. Une résurrection de la vieille formule « choisis ton camp, camarade ».
Bien sûr, cette rhétorique est servie par l'actualité, par la violence endémique. Les commissariats, les pompiers attaqués ce week-end, les meurtres du policier d'Avignon et de la mère de famille brûlée vive à Mérignac ont sans doute gonflé les effectifs des signataires.
Eux-mêmes revendiquent l'expertise de terrain, celle du ressenti. Bien sûr, les petites violences du quotidien, qui passent sous les radars des statistiques, existent. Certes, un crachat, une insulte, un changement de trottoir ou un renoncement à sortir vu l'heure tardive ne donnent pas lieu à des plaintes mais dégradent objectivement les conditions de vie.
Pour autant, est-ce le rôle de l'armée de se constituer en baromètre politique ? Et surtout de revendiquer le monopole de la vérité, et partant, la légitimité d'une intervention ? Est-ce sa fonction de faire pression sur le gouvernement ? Si tant est, encore une fois, qu'il y ait véritablement des uniformes derrière ce texte.
C'est sans doute aussi - et d'abord - contre ce manichéisme et ces mystifications, qu'il va falloir résister d'ici à la présidentielle.
Frédéric Says
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