Le concept - un peu flou - de "territoires" a envahi les discours politiques. Pourquoi ?
Emmanuel Macron commence aujourd’hui, nous dit-on, une "tournée dans les territoires".
De son côté, Xavier Bertrand n’a de cesse de dénoncer un pouvoir trop parisien, qui ne serait "pas assez attentif aux territoires".
Quant à Jean Castex, élu des Pyrénées-Orientales avant d’être à Matignon, c’est bien simple : il a prononcé pas moins de 31 fois le mot “territoires” dans son premier discours de politique générale. Soit une fois toutes les deux minutes en moyenne.
Bref, tous l’ont à la bouche, au point qu’on imagine assez bien qu’il sera l’objet de débat entre les candidats de la future campagne 2022, du genre : “vous n’avez pas le monopole des territoires”.
Ce n’est pas seulement un tic verbal. C’est aussi un usage devenu officiel. Il existe désormais un ministère chargé de la cohésion des territoires, une agence nationale de la cohésion des territoires.
Le tournant s’est fait à la fin des années 2000. Ce sont les socialistes qui vantent les “territoires”, en opposition au pouvoir central, celui de Nicolas Sarkozy. Ecoutez Ségolène Royal puis François Hollande :
"La bataille des territoires doit se jouer ici sur les territoires, pour contrecarrer un pouvoir présidentiel fait d'improvisation et de désinvolture." "Il faut libérer les territoires, leur donner des compétences, leur donner des moyens financiers, et le droit de lever l’impôt, davantage qu’aujourd’hui”.
On l’entend, depuis quinze ans dans le langage politique, les territoires gagnent... du territoire.
Mais d’où vient donc cet attrait, pour ce concept assez flou ?
Que veut-on dire par “les territoires” ? A écouter les discours, il semble que ce soit un synonyme de “province”. “La province”, mot devenu désuet car jugé trop condescendant.
Mais alors, dans ce cas, faut-il comprendre que Paris n’est pas un territoire ? Que la capitale est une zone hors-sol ? C’est vrai, jamais aucun ministre n’a utilisé le mot “territoire” pour décrire sa visite de terrain dans le XVème arrondissement parisien.
Peut-être parce que derrière “les territoires”, on distingue l’idée de ruralité.
Le mot résonne un peu avec “terroirs”, notion vaguement rassurante, à l’heure des craintes identitaires et de la mondialisation qui uniformise.
Pour les responsables politiques, chanter les louanges des territoires, c’est donc s’affilier aux images de Pompidou dans le Massif central, de Mitterrand dans le Nivernais, de Chirac en Corrèze.
C’est montrer son lien charnel pour gommer les accusations de technocratie et d’élitisme.
D’ailleurs, dans son interview récente au magazine Zadig, Emmanuel Macron multiplie les références à des petits coins de France qu’il dit connaître et aimer.
La Somme, le Puy-de-Dôme, les Pyrénées, le Lot… Sa "carte du tendre" est presque un plan IGN.
Il affirme même sa passion pour les cartes Michelin, avec des accents à la Houellebecq.
Les territoires, c’est aussi une manière de nommer la “France périphérique”, décrite par Christophe Guilluy. Celle des oubliés. Ou plutôt d’une partie des oubliés.
Vous l’avez remarqué, on utilise le même type d’euphémisme pour parler des banlieues.
On dit “les quartiers politiques de la ville”, voire tout bonnement "les quartiers".
On parle aussi des “territoires d’outre-mer”, ce qui marque à la fois la distance et la pluralité.
Les territoires, c’est finalement un concept politique idéal car fourre-tout.
Mais au fait, pourquoi ce mot est-il toujours utilisé au pluriel ?
Ce changement n’est pas anodin.
Il y a quelques décennies, le territoire s’utilisait essentiellement au singulier. Il signifiait le territoire national. D’ailleurs, à l’époque le service de contre-espionnage s’appelait la DST, la direction de surveillance du territoire. Désormais, on parle du renseignement intérieur.
De même, on évoquait de "l’aménagement DU territoire", on parle maintenant "la cohésion DES territoires".
Entre-temps, la décentralisation est passée par là. Le transfert de compétences aux départements, aux régions (et l’agrandissement de ces dernières), ont renforcé le pouvoir local, ont donc diminué l’uniformité nationale.
D’où l’abandon du singulier pour le pluriel.
A moins que le mot “territoire” soit un cache-sexe pour masquer l’absence d’idées.
Puisque l’idéologie a mauvaise presse, on s’en remet aux initiatives “dans les territoires”. Une manière d’atténuer la verticalité du pouvoir, qui a nourri notamment les gilets jaunes.
Mais l’effet produit n’est-il pas contraire à l’effet attendu ?
Les habitants des fameux "territoires", à force de s’entendre désigner comme vivant dans des contrées éloignées, imprécises, indéfinies... ces habitants ne sont-ils pas fondés à se sentir encore plus relégués ?
Frédéric Says
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