Le XIXe siècle est marqué par l'avènement du tourisme moderne. Comment le cas de l'Égypte révèle-t-il la passion pour le récit de voyage et l'observation de terrain ? Dans quelle mesure la mode du voyage en Égypte influence-t-elle tout un courant de la littérature et de la photographie ?
- Sylvain Venayre Historien, professeur d’histoire contemporaine à l’Université Grenoble-Alpes
Passion Égypte ! En 1852, un prospectus annonce la parution, très attendue, d’un ouvrage de Maxime Du Camp : "L’ouvrage que nous annonçons a le double intérêt d’une publication archéologique et daguerrienne, pittoresque et savante." Il s’agit d’un récit de voyage, illustré de photographies de l’auteur, Égypte, Nubie, Palestine et Syrie, dessins photographiques recueillis pendant les années 1849, 1850 et 1851 : "Nous n’insisterons pas sur l’attrait qu’offrent les voyages si curieux que M. Maxime Du Camp a accomplis entièrement à ses frais, après s’être chargé d’une mission du Ministère de l’Instruction publique. Les pays qu’il a parcourus ont été le berceau même des civilisations et des religions. Moïse, Sésostris, Alexandre, Pompée, César, Jésus-Christ, Mahomet, Lusignan, Napoléon et Chateaubriand les ont tour à tour fécondés par le glaive ou par la parole et les ont immortalisés de leurs glorieux noms". Barques sur le Nil, voyageons en Égypte avec les orientalistes !
Le voyage en Égypte, histoire d'une passion française
"J’ai été le plus gaillard de tous les passagers, quoique la mer ait été chienne (on roulait, on dégobillait. C’était superbe). Tout le temps de la traversée, 11 jours, j’ai mangé, fumé, blagué et été si aimable par mes histoires lubriques, bons mots, facéties, etc., que l’état-major m’adorait. Je crois que je repasserais sur le Nil gratis. J’ai acquis, là, cette conviction : que les choses prévues arrivent rarement. J’avais peur du mal de mer et je n’en ai eu brin ; il n’en fut pas ainsi de Maxime (...). Accoudé sur le bastingage je contemplais les flots au clair de lune, en m’efforçant de penser à tous les souvenirs historiques qui devaient m’arriver, et ne m’arrivaient pas". En 1849, Gustave Flaubert et son ami Maxime Du Camp partent de Paris en diligence, rejoignent Marseille et s’embarquent sur le Nil – un paquebot à roues – pour traverser la Méditerranée, direction : l’Égypte.
Depuis le début du siècle et la déjà légendaire campagne d’Égypte de Napoléon Bonaparte, la "terre des pharaons" fait l’objet d’une véritable passion française. Les voyageurs occidentaux s’y pressent toujours plus nombreux et emportent avec eux les guides et les récits de voyage de ceux qui les ont précédés – scientifiques, archéologues, écrivains, dont les écrits façonnent un goût et un imaginaire "oriental" très singulier.
L'Égypte, entre fascination et répulsion
Sarga Moussa, spécialiste de l'orientalisme littéraire, rappelle l'héritage antique de l'imaginaire qui entoure l'Égypte : "Les voyageurs du XVIIIe siècl avaient en tête des images véhiculées depuis l'Antiquité, aussi bien bibliques que païennes. Pour faire simple, il y a traditionnellement un double imaginaire. Le premier est très optimiste et favorise une Égypte comme lieu de sagesse (...), comme lieu aussi de fécondité, on trouve ça chez l'historien Hérodote. L'Égypte est un don du Nil, on se doit de rappeler cette formule que tous les voyageurs ont en tête (...). Et puis, il y a un imaginaire négatif qui vient en partie de la Bible. C'est le lieu de la superstition, il y a des magiciens qui ne savent pas interpréter les songes, le pharaon dans la Genèse. Chez Hérodote lui-même, il y a l'idée qu'il y a des tyrans, même si le mot n'est pas facile (à traduire)".
Quand Napoléon Bonaparte arrive en Égypte en 1798, il est porteur de ces deux images, la fascination pour l'Antiquité et l'oppression, en l’occurrence celle de ses contemporains, les Mamelouks. "La conséquence culturelle de l'expédition d'Égypte, désastreuse sur le plan militaire, c'est la description de l'Égypte : un immense ouvrage en plus de vingt volumes (...), rappelle Sarga Moussa. Dans le premier volume, il y a une longue préface de Joseph Fourier qui explique en bon propagandiste, que non seulement on va libérer les Égyptiens, mais il veut rendre à l'Égypte les Lumières que l'Occident leur a apportées – c'est particulièrement, je dirais, subtil, perfide et hypocrite, un peu quand même".
Quant à l'historien Sylvain Venayre, il nous aide à complexifier notre compréhension de la mode du voyage en Égypte : "On a un peu tendance quand on fait l'histoire des voyages, à la voir uniquement depuis le point de vue des voyageurs, donc depuis un point de vue très occidental et très européen, comme si l'Égypte était une sorte de cire molle sur laquelle viendrait s'imprimer le désir européen. Or, ce qu'on sait aussi, c'est que Méhémet Ali, et par la suite ses successeurs, vont être d'ardents propagandistes de l'idée égyptienne en Europe".
Si cette mode du voyage en Égypte est bien connue, il faut néanmoins l’aborder en historiens : quels itinéraires ces voyageurs empruntent-ils ? Comment leur mode de voyage reflète-t-il les transformations du XIXe siècle et l’avènement du tourisme moderne ? Quels récits rapportent-ils de ces voyages, comment se diffusent-ils, et quels thèmes y prédominent ? Les femmes occidentales voyagent-elles aussi, et posent-elles le même regard sur l’Égypte que leurs homologues masculins ?
Pour en parler
Sylvain Venayre est professeur d’histoire contemporaine à l’Université Grenoble-Alpes. Spécialiste de l’histoire du XIXe siècle, ses travaux portent sur l’histoire des circulations (voyages, tourisme, expéditions militaires), ainsi que sur l’histoire des imaginaires, des sensibilités et des émotions.
Il a notamment publié :
- Écrire ou photographier. Flaubert et Du Camp en Égypte (Creaphis éditions, 2020)
- Écrire la guerre. De Homère à nos jours (avec Xavier Lapray, Citadelles & Mazenod, 2018)
- Histoire du monde au XIXe siècle (co-dirigé avec P. Singaravélou, Fayard, 2017, rééd. Pluriel 2019)
- La Balade nationale (avec Étienne Davodeau, La Revue dessinée/La Découverte, 2017)
- Jardin des colonies (roman, avec Thomas B. Reverdy, Flammarion, 2017)
- Une guerre au loin. Annam, 1883 (Les Belles Lettres, 2016)
- Écrire le voyage. De Montaigne à Le Clézio (Citadelles & Mazenod, 2014)
- Panorama du voyage. 1780-1920. Mots, figures, pratiques (Les Belles Lettres, 2012)
- La Gloire de l’aventure. Genèse d’une mystique moderne. 1850-1940 (Aubier, 2002)
Sylvain Venayre dirige la collection " Histoire dessinée de la France" (La Revue dessinée/La Découverte), dont vingt volumes sont à paraître.
Sarga Moussa est directeur de recherche au CNRS et directeur adjoint de l’UMR THALIM. Il est spécialiste de l’orientalisme littéraire et du récit de voyage aux XIXe et XXe siècles.
Il a notamment publié :
- Dialogues interculturels à l’époque coloniale et postcoloniale. Représentations littéraires et culturelles. Orient, Maghreb et Afrique occidentale (de 1830 à nos jours) (codirigé avec Hans-Jürgen Lüsebrink, éditions Kimé, 2019)
- Le Mythe bédouin chez les voyageurs aux XVIIIe et XIXe siècles (Presses de l’Université Paris-Sorbonne, "Imago Mundi", 2016)
- Poésie et orientalisme (co-dirigé avec Michel Murat, Classiques Garnier, 2015)
- Le Voyage en Égypte (anthologie, Robert Laffont, coll. "Bouquins", 2004)
- La Relation orientale (Klincksieck, 1995)
Sarga Moussa et Sylvain Venayre ont codirigé l'ouvrage Le Voyage et la mémoire au XIXe siècle (Creaphis éditions, 2011).
Lectures par Daniel Kenigsberg
- Écrit de Vivant Denon, chroniqueur de l'expédition d’Égypte en 1798
- Récit de Gustave Flaubert tiré de Gustave Flaubert. Voyage en Égypte, édition de Claudine Gothot-Mersch (Gallimard, 2006)
- Description de la Grande Salle de Karnak par Amalia Edwards, romancière britannique et l’une des premières femmes égyptologue, d'après son voyage en Égypte en 1873
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