Cuisiner pour les puissants, un festin français : épisode 2/3 du podcast Où se nourrir ? Une histoire

"Les cinq sens, goût", toile d'Abraham Bosse (1635)
"Les cinq sens, goût", toile d'Abraham Bosse (1635) ©Getty - DeAgostini
"Les cinq sens, goût", toile d'Abraham Bosse (1635) ©Getty - DeAgostini
"Les cinq sens, goût", toile d'Abraham Bosse (1635) ©Getty - DeAgostini
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À la fin de l'Ancien Régime, une nouvelle cuisine se déploie à la table des rois, prémices de la gastronomie française : élaboration de coulis et de fonds de cuisson, triomphe du bouquet garni, beurre à toutes les sauces… Comment les élites mettent-elles en scène leur puissance grâce à la table ?

Avec
  • Florent Quellier Professeur d’histoire moderne à l’Université d’Angers, spécialiste de l'histoire de l'alimentation
  • Marie-Pierre Rey Professeure d'histoire russe et soviétique à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Ce jour-là, le 27 février 1753, voici le menu pour le souper du roi, Louis XV, lors son passage au château de Choisy : deux grandes entrées (un rost de bif de mouton de Choisy et un quartier de veau de Pontoise) suivies de deux oies et de deux potages (un de santé, un de garbure). Puis viennent les entrées : il y en a vingt ! Après, ce sont quatre relevés et deux entremets (un gâteau de cochon et un pâté) puis quatre moyens et huit rôts et, pour finir, vingt petits entremets. Le roi a bien mangé et bien bu, il a la peau du ventre bien tendue…

Montrer son excellence sociale par la table

La parution du traité Le Cuisinier françois en 1651 par l'écuyer de cuisine François La Varenne marque l'avènement d'une nouvelle cuisine, qui revendique son identité française : réduction des épices, essor des herbes aromatiques, réduction de l'acidité, séparation du sucré et du salé, multiplication des fonds de cuisson ou autres coulis, montée en puissance du beurre. Florent Quellier, professeur d’histoire moderne à l’université d’Angers, mentionne l'existence d'une codification des aliments aux XVIIe et XVIIIe siècles : "Cette codification contraint de plus en plus les élites à privilégier certains produits. Par exemple, on privilégie les aliments considérés comme délicats afin de montrer la subtilité prétendue des élites. Le goût pour les légumes primeurs ou les légumes hors saison est une façon de montrer sa différence du bas peuple. Il y a aussi le goût pour des aliments légers et non roboratifs, pour des aliments fondants comme les fruits : on retrouve la poire beurrée, c'est-à-dire fondante, la pêche, la figue, le melon, qui sont des fruits qui n'entraînent pas une mastication appuyée. Cela évite la grossièreté de faire du bruit en mangeant, contrairement à une pomme par exemple".

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Le Cours de l'histoire
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Les élites aristocratiques de la fin de l'Ancien Régime ont moins l'occasion de s'illustrer sur le champ de bataille et sont petit à petit exclues des cercles du gouvernement. Elles investissent alors un nouveau domaine pour faire la démonstration de leur excellence sociale : la table. Profusion de mets, enchaînement de services somptueux, triomphe du gourmet : les puissants se distinguent des communs par leurs dépenses ostentatoires et la mise en scène de l'abondance, en un temps où les risques de disette voire de famine planent encore. D'après Florent Quellier,"les aristocrates montrent leur puissance sociale par leur table bien pourvue et la fraîcheur de leurs produits, aussi bien pour la viande que pour les poissons". Conserves et salaisons sont laissées au "bas" peuple.

Le maître d'hôtel, dont Vatel est la figure emblématique, est la clef de voûte de ce temps symbolique fort. Il connaît les règles de civilité, veille au plan de table et à l'ordonnancement des mets, gère le menu, le personnel de cuisine et l’approvisionnement.

Sans oser le demander
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Antonin Carême, la naissance de la figure des grands chefs

Au XIXe siècle, Marie-Antoine Carême, dit "Antonin", est le précurseur de la starification des chefs. "Il a codifié plus de deux mille recettes, dont trois cents potages" souligne Marie-Pierre Rey, professeure d'histoire russe et soviétique à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. "Il porte une attention très particulière aux produits et à leur origine. Il veut le produit à son meilleur, à sa meilleure saison. Il travaille beaucoup le produit naturel, dans son terroir". Ce pâtissier de formation, célèbre pour ses pièces montées monumentales et inventeur de la toque, a fait sortir le cuisinier de son entresol pour lui transférer le prestige des maîtres d'hôtel. Au service des élites européennes, fervent patriote culinaire, Carême a perfectionné son art à la table de Talleyrand, alors ministre des Relations extérieures de l'Empereur, convaincu que la gastronomie aide les négociations les plus ardues. D'après Marie-Pierre Rey, la cuisine "est un outil diplomatique, un outil d'influence et un outil de rayonnement ; il s'agit d'éblouir par les mets que l'on sert. (…) Napoléon a évidemment très tôt compris que la cuisine pouvait être un outil d'influence : Il y a évidemment une association entre les bons mots d'esprit et ce que l'on mange". Antonin Carême a ainsi œuvré au rayonnement culturel de la France.

🎧 Pour en savoir plus, écoutez l'émission

Pour en parler

Florent Quellier est professeur d’histoire moderne à l’université d’Angers, co-directeur et fondateur de la collection "Tables des Hommes" des Presses universitaires François-Rabelais.
Il a notamment publié :

Marie-Pierre Rey est professeure d'histoire russe et soviétique à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et directrice du Centre de recherches en histoire des Slaves de l'Institut Pierre Renouvin.
Elle a notamment publié :

Le Pourquoi du comment : histoire

Toutes les chroniques de Gérard Noiriel sont à écouter ici.

Le Pourquoi du comment : histoire
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Références sonores

  • Archive sur un repas du Roi Soleil dans l'émission Il faut avoir vu, ORTF, 15 octobre 1962
  • Extrait du film Le Souper d'Édouard Molinaro, 1992, d'après l'œuvre originale de Jean-Claude Brisville
  • Archive du chef cuisinier Paul Bocuse dans l'émission La grande cocotte, TF1, 6 avril 1976
  • Extrait du film La Prise de pouvoir par Louis XIV de Roberto Rossellini, 1966
  • Générique de l'émission : Origami de Rone