Écrire l’histoire populaire et sensible de la guerre d’Algérie

Rassemblement à Alger après la proclamation de l'indépendance de l'Algérie en juillet 1962
Rassemblement à Alger après la proclamation de l'indépendance de l'Algérie en juillet 1962 ©Getty - Reporters associés / Gamma-Rapho
Rassemblement à Alger après la proclamation de l'indépendance de l'Algérie en juillet 1962 ©Getty - Reporters associés / Gamma-Rapho
Rassemblement à Alger après la proclamation de l'indépendance de l'Algérie en juillet 1962 ©Getty - Reporters associés / Gamma-Rapho
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Souvenirs de liesse en même temps que deuils et inquiétudes profondes. C'est ainsi que les Algériens se remémorent l'Indépendance de leur pays. Historiennes et historiens s'intéressent aux expériences vécues pour documenter et transmettre l'histoire et la mémoire populaires de la guerre d'Algérie.

Avec
  • Paul Max Morin Chercheur en science politique
  • Malika Rahal Historienne, chargée de recherche HDR au CNRS, et directrice de l'Institut d'Histoire du Temps Présent. Elle est spécialiste de l'histoire contemporaine de l'Algérie
  • Sylvie Thénault Historienne, directrice au CNRS, spécialiste de la colonisation en Algérie et de la guerre d’indépendance algérienne

Le 20 mars 1962, L’Alsace, "grand quotidien régional d’informations" titre en grosses lettres : "Cessez-le feu en Algérie effectif depuis hier à midi". Sur deux colonnes, nous apprenons que l’Assemblée nationale et le Sénat ont été convoqués en session extraordinaire pour prendre officiellement connaissance des accords d’Évian. Sur deux autres colonnes, il est question de la grève générale à Alger et Oran. Enfin, sur les deux dernières colonnes, "Pour nos enfants, la paix en Algérie". Liesse, deuils et inquiétudes, comment transmettre une histoire populaire et sensible de la guerre d’Algérie ?

Écrire l'histoire du racisme colonial

Le 18 mars 1962, les accords d’Évian mettent officiellement un terme à cent-trente-deux ans de colonisation française en Algérie, ainsi qu’aux affrontements entre nationalistes et combattants français. La suite de l’année 1962 est marquée par une série de festivités et par de grandes effusions de joie, en même temps que par une crise politique profonde qui traduit la difficulté de mettre en place des institutions pérennes. Cette année si particulière, tout comme le reste des années de guerre, a souvent été étudiée et expliquée d’un point de vue politique et militaire. "En général, quand on fait l'histoire de la guerre, on est focalisé sur l'affrontement armée-FLN, ce qui est une façon pertinente d'aborder la guerre, mais on perd complètement de vue la société coloniale, c'est-à-dire les Français d'Algérie et les Algériens qui sont dans une situation particulière, pour moi la dynamique profonde des ratonnades que j'étudie", souligne l'historienne Sylvie Thénault. "C'est une colonie de peuplement, un million de Français, environ 8 millions d'Algériens. Vous comprenez bien que cette société-là ne peut tenir que si les Algériens sont sans cesse infériorisés".

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Autrice de l’ouvrage Les Ratonnades d'Alger, 1956. Une histoire de racisme colonial (Seuil, 2022), Sylvie Thénault décrit la ségrégation de la société : "Même s'il n'y a pas d'apartheid juridique – dans la ville d'Alger, il n'y a pas de rues interdites ou d'espaces dans lesquels on est contraint de résider – il y a de fait une infériorisation constante." Au cours de son enquête, l’historienne a constaté que "les contemporains, Français comme Algériens, savent très bien identifier les espaces de la ville comme étant des espaces européens ou musulmans, c'est comme ça qu'on disait à l'époque. Lorsqu'il y a des obsèques – les ratonnades dont je parle se passent pendant des obsèques – et que les cortèges funèbres traversent la ville, pour peu qu'ils traversent un espace qui n'est pas spécifiquement le leur ou qu'ils passent à proximité de l'espace des autres, il y a des violences, et particulièrement des violences d'Européens sur les musulmans, pour reprendre les catégories de l'époque".

La mémoire de la guerre

Inscrits dans les programmes scolaires français depuis 1983, documentés par une production universitaire riche mais aussi par la culture populaire, les événements de la guerre d’Algérie sont de mieux en mieux connus. "L'agent principal de transmission aujourd'hui, c'est l'école qui a fait, contrairement à ce qu'on entend beaucoup dire, un grand travail depuis les années 1980 d'éducation de plusieurs générations sur la guerre d'Algérie surtout, beaucoup moins sur l'histoire de la colonisation", remarque Paul Max Morin, docteur en science politique, qui publie  Les Jeunes et la guerre d’Algérie (Presses universitaires de France, 2022). "Les jeunes ont du coup des connaissances et des représentations assez consensuelles de cette histoire-là parce qu'ils sont toutes et tous passés par ce canal scolaire. C'est ce qui détermine la manière dont ils se représentent le passé".

Écrire une histoire intime et populaire de la guerre

Une zone d’ombre persiste malgré tout, celle d’une histoire intime et populaire de la guerre. "Je me suis rendu compte qu'on ne savait par exemple rien de l'opération de rapatriement des réfugiés algériens en Tunisie et au Maroc", remarque l'historienne Malika Rahal, spécialiste de l’histoire contemporaine de l’Algérie. "Je me suis rendu compte qu'on ne savait pas grand-chose non plus de la façon dont les habitants mis dans des camps de concentration de population, qui représentent environ un quart de la population algérienne à la fin de la guerre, avaient pu sortir ou pas de ces camps en 1962. Certains sont restés, d'autres les ont au contraire détruits immédiatement, d'autres, enfin, sont partis avec une partie des matériaux de construction des camps pour aller reconstruire leur village." Elle publie à cet effet  Algérie 1962. Une histoire populaire (La Découverte, 2022) : "Je me suis rendu compte qu'on ne savait pas grand-chose sur la façon dont les familles avaient recherché les corps des disparus à partir de 1962, mais aussi dont les personnes avaient pu se représenter la temporalité de l'année, comment il y avait une sorte d'intensification de l'attente au début de l'année 1962. On sait que les négociations sont en cours, que les délégations se rencontrent à Évian. Du côté de ceux qui espèrent l'indépendance, il y a une sorte d'effervescence et d'excitation à l'attente de cette fin de guerre qui correspond un peu en miroir inversé à l'attente très angoissée de ceux qui imaginent que l'indépendance va être la fin de leur monde colonial".

Quelle mémoire les souvenirs, les chants, les journaux intimes, les slogans, les vêtements nous transmettent-ils ? Comment documenter et transmettre une histoire aussi sensible ? Comment concilier les récits des Algériens, des pieds-noirs, des métropolitains et des juifs d’Algérie jusqu’à reconstituer une histoire populaire qui ne laisse aucun acteur de côté ?

Pour en parler

Malika Rahal est historienne, chargée de recherche au CNRS, spécialiste de l’histoire contemporaine de l’Algérie. Elle dirige, depuis janvier 2022, l’Institut d'histoire du temps présent. Elle a notamment publié :

Paul Max Morin est docteur en science politique, chercheur au Cevipof et enseignant à Sciences Po Paris. Il est également le co-auteur du podcast " Sauce algérienne". Le 21 février 2022, il a soutenu une thèse de science politique intitulée "Leur guerre d’Algérie : enjeux de mémoire dans la socialisation politique des jeunes Français", sous la direction d'Anne Muxel. Il signe  Les Jeunes et la guerre d’Algérie (Presses universitaires de France, 2022).

Sylvie Thénault est historienne, directrice de recherche au CNRS et à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne au sein du Centre d'histoire sociale des mondes contemporains. Elle a notamment publié :

Sons diffusés dans l'émission

  • Archive sur la visite de Guy Mollet, chef du gouvernement, à Alger dans Le Journal des Actualités françaises le 6 février 1956
  • Archive du témoignage de Jean-Claude Perez, médecin à Bab-El-Oued, pour France Culture en 1987
  • Musique d'Ahmed Wahby, bande originale du film documentaire Comme la pierre est à la pierre... de Stanley Wright, pour les Nations Unies, 1962
  • Extrait du film Les Parapluies de Cherbourg de Jacques Demy, 1964

Générique de l'émission : Origami de Rone

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