Valorisation des salaires, sécurité des ouvriers, réduction du temps de travail, les mouvements ouvriers se saisissent de la grève comme outil révolutionnaire pour protester contre une organisation du travail oppressante, affirmer un contrepouvoir et renverser le système capitaliste.
- Marion Fontaine historienne, professeure au Centre d’histoire de Sciences Po
Débrayer pour mieux travailler et pour mieux vivre : c’est la grève ! Nous voici plongé dans un univers mécanique, car débrayer signifie que nous supprimons la liaison entre deux arbres précédemment embrayés. Au moment d’appuyer sur la pédale de débrayage d’une voiture, la boîte de vitesse est disjointe du moteur, justement pour changer de vitesse. Débrayer, c’est aussi se laisser aller, être en roue libre. Les travailleurs ne se laissent pas aller quand ils se mettent en grève, quand ils arrêtent le travail pour appuyer leurs revendications, autrement dit quand ils débrayent. Comment s’est opéré le passage de la révolte à la grève ? Comment les mouvements ouvriers ont-ils fait de la grève un outil révolutionnaire ?
La grève, arme privilégiée de la classe ouvrière
Des avancées sociales considérables ont lieu durant le dernier tiers du XIXe siècle : la loi Waldeck-Rousseau de 1884 autorise les syndicats professionnels, celle de 1892 limite à 11 heures par jour le temps de travail des femmes et des enfants et celle de 1898 crée un régime spécial d'indemnisation des victimes d'accidents du travail. Ces différentes législations s’inscrivent dans le cadre de mobilisations ouvrières extrêmement soutenues. Les syndicats ouvriers et les partis socialistes s’affirment et font de la grève un outil de revendication politique majeur. L'historienne Marion Fontaine nous rappelle que "la grève, comme forme de contestation privilégiée par les ouvriers, comme arrêt de travail qui vise à développer un rapport de force pour contraindre le patron à céder sur une question de salaires, de conditions de travail, de temps de travail... la grève se développe et s'impose parmi les ouvriers à partir des années 1850-1870".
S'il existe des formes de protestations individuelles (bris de machine, sabotage, freinage, etc.), Marion Fontaine commente l’essor de la grève quand "quand les ouvriers prennent conscience qu'ils forment un groupe, un collectif et qu'ils disposent du potentiel d'arrêter le travail et donc de freiner, d'arrêter la machine productive." L'historienne poursuit : "Il faut attendre que le monde ouvrier se soit suffisamment développé, que les concentrations ouvrières aient suffisamment grossi pour que la grève (…) comme mouvement collectif s'impose comme arme privilégiée de la classe ouvrière".
La grève, outil réformiste ou arme révolutionnaire ?
Au début des années 1900, cette ligne offensive de la classe ouvrière se renforce encore. "La grève est devenue une caractéristique identitaire du monde ouvrier, mais elle reste constamment discutée à la fois dans ses formes et dans ses finalités au sein de ce même monde ouvrier", précise Marion Fontaine.
Les succès des révolutionnaires russes, l’unification de plusieurs branches du socialisme au sein de la SFIO mais aussi le choc provoqué par la grande catastrophe minière de Courrières en 1906 accentuent encore le choix d’un syndicalisme révolutionnaire. Celui-ci trouve son plein accomplissement lors du congrès d’Amiens de la CGT, où la grève générale est érigée en principe fondateur du mouvement ouvrier et se présente comme un acte révolutionnaire visant à renverser le système capitaliste. "Le grand débat de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, est de savoir s'il faut envisager des grèves plutôt locales qui visent à instaurer un rapport de force et permettent ensuite d'introduire des négociations (...) ou s'il faut envisager d'user de la grève générale (...) pour subvertir l'intégralité des rapports de production", indique Marion Fontaine. La grève générale permet à la fois la défense de revendications urgentes et l’inscription dans un processus révolutionnaire et universel de plus long terme.
Au sortir de la Première Guerre mondiale, le congrès de Tours en 1920 divise de nouveau le mouvement ouvrier et syndical : "Une partie socialiste réformiste axe l'idée de la grève dans cette pensée du contrat et de la démocratie ; une tendance révolutionnaire (Parti communiste et CGTU) pousse à l'idée de la grève comme expression de la révolution", distingue Marion Fontaine.
Comment la grève a-t-elle été érigée en principe politique révolutionnaire ? Quel est le contexte social, intellectuel et politique qui permet l’émergence de partis socialistes et de syndicats ouvriers à la fin du XIXe siècle ? Quels droits et quelles avancées ces nouveaux modes d’actions syndicales ont-ils permis de revendiquer ? De quelle manière les pouvoirs publics ont-ils réagi aux grandes vagues de grèves de la fin des années 1900 ? Nous en discutons avec notre invitée, Marion Fontaine.
Pour en parler
Marion Fontaine est historienne, professeure à Sciences-Po, maître de conférences HDR à l’université d’Avignon et directrice du Centre Norbert Elias. Elle est également directrice de la revue Cahiers Jaurès. Elle a réalisé le documentaire Sous l’œil des Houillères avec Richard Berthollet en 2017.
Bibliographie
- Fin d’un monde ouvrier : Liévin 74 (Éditions de l'EHESS, 2014)
- Une contre-histoire de la IIIe République (codirigé avec Frédéric Monier et Christophe Prochasson, La Découverte, 2013)
- Bled Histoire de France (ouvrage collectif, Hachette Éducation, 2016)
- Le Travail en Europe occidentale 1830-1939 (ouvrage collectif, Atlande, 2021).
Références sonores
- Chanson Les Canuts par Yves Montand
- Extrait du film Germinal de Claude Berry, 1993, avec Laurent Terzieff, Renaud, Jean-Pierre Bisson, d'après le roman d'Émile Zola, 1885
- Extrait du film Mélancolie ouvrière de Gérard Mordillat adapté du livre éponyme de Michelle Perrot sur Lucie Baud, ouvrière en soie qui a mené des grèves en 1905 à Vizille et Voiron
- Archive sur Georges Clémenceau dans l'émission Les grandes conférences le 21 octobre 1957
- Archive de Georges Séguy, secrétaire général de la CGT de 1967 à 1982, qui évoque la charte d'Amiens de 1906 dans l'émission À voix nue sur France Culture le 25 septembre 1995
- Chanson Le chant de la jeune garde de Gaston Monthéus, 1912
Générique de l'émission : Origami de Rone
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