Dans l'Antiquité gréco-romaine, la nudité n’est pas louée en tant que telle : elle répond à des codes. Sa fonction est esthétique mais également politique et morale. Dans quels contextes les corps se dénudent-ils ? La nudité est-elle perçue de la même façon pour tous les habitants de la cité ?
- Stéphanie Wyler Historienne, spécialiste des mondes romains
- Valérie Huet Historienne, spécialiste d'anthropologie de l'image et de la religion romaines
- Florence Gherchanoc Historienne, spécialiste de la famille, du corps et du vêtement en Grèce ancienne
Aujourd'hui, il n'est pas pensable de se balader dans la rue, la kikoute à l'air. Il n'est pas imaginable non plus de sauter dans un métro ou un autobus nu comme un ver. Quelle place pour la nudité dans nos sociétés ? Notre imaginaire du corps de l'Antiquité, en revanche, est un tantinet dénudé. La moindre visite dans un musée fait écarquiller les yeux, avec des corps nus, de femmes et d'hommes. Pourtant, il est évident que, dans la cité, les Anciens évoluaient vêtus. Alors, que signifie être nu dans l'Antiquité ?
La nudité grecque : canon de beauté et signe d'égalité citoyenne
La nudité occupe une place centrale en Grèce ancienne. Des exercices athlétiques aux concours de beauté en passant par les représentations artistiques, le corps nu a une véritable fonction au sein de la cité. Sa force, sa beauté, sa jeunesse sont censés être le reflet de la santé morale de la cité et de ceux qui l’habitent.
"Peu d'éléments décrivent ce qu’est un beau corps au Ve siècle avant notre ère, à part ce que l'on peut lire dans les œuvres d'Aristophane. Ce qui fait un beau corps, c'est la symétrie : de bonnes proportions, un corps correctement charnu avec une belle carnation", explique Florence Gherchanoc. "La belle carnation correspond à une couleur de bronze puisque l'exercice se pratique à l'extérieur. Cela crée une opposition entre ceux qui s'exercent à l'extérieur – qui ont une belle carnation – et par exemple les artisans travaillant dans des ateliers et qui ont le teint pâle, les faisant ressembler à des femmes", ajoute l'historienne. "Il s’agit d’un argument mobilisé par Aristophane puisqu'il présente une version aristocratique de ce que doit être un beau corps masculin et jeune."
La nudité est comme un second vêtement, très codifié et chargé de significations. Seuls certains corps peuvent être montrés nus : ceux de jeunes citoyens mâles, au corps ni trop gros ni trop maigre, ni trop glabre ni trop poilu, athlétique sans être excessivement musclé, désirable mais naturel et sans artifices.
La nudité devient le signe de l’égalité entre les citoyens, en même temps que ce modèle idéal fixe la norme du parfait citoyen, sain de corps et d’esprit. Le corps nu des femmes, des vieillards, ou celui des étrangers, suscite en revanche le rire, la gêne, le rejet.
Le monde romain influencé par l'idéal grec
L'idéal grec infuse le monde romain. "À Rome, les artistes reprennent l'essentiel des canons de l'art grec, en particulier à partir de l'époque hellénistique. Des formes grecques s’immiscent ainsi dans une culture romaine qui n'a pas tout à fait le même regard sur la nudité. Il y a donc des périodes d'expérimentation, par exemple entre le IIe et le Ier siècle avant notre ère, où des généraux romains se font représenter en nudité héroïque à la grecque. Cette pratique héritée du monde grec choque parce que les portraits qui en résultent sont assez réalistes. Tout cela est arrivé en plusieurs étapes dans le monde romain, pour se généraliser sous certaines formes", explique Stéphanie Wyler.
Les représentations de corps nus se multiplient dans les arts picturaux et décoratifs. Si elle est présente dans les images, la nudité est en revanche assez absente du quotidien de Rome. Dans un monde aux vêtements extrêmement codifiés, la nudité marque la marginalité, elle est l’apanage des pauvres, des prisonniers de guerre et des esclaves.
La nudité idéale est réservée aux dieux, là où la nudité des mortels inspire l’embarras voire le dégoût. Pourtant, à partir du règne d’Auguste, la nudité se fraie une place dans les représentations impériales, justement pour rapprocher l’image du dirigeant de celle d’une divinité, dont la perfection des traits n’a d’égale que la grandeur d’âme et la valeur morale.
"Le beau corps féminin a pour but de s'approcher le plus possible de l'image de Vénus. À Rome dans les banquets, le fait d’avoir, pour une femme de citoyen romain, sa tunique qui tombe de l'épaule, c'est déjà se présenter comme une Vénus et montrer qu'elle est amoureuse de son mari. Il y a tout un ensemble de codes sur ces différents éléments", raconte Valérie Huet.
Qu’est-ce qu’un beau corps à Athènes et à Rome ? Comment la nudité a-t-elle joué un rôle social et politique essentiel dans la vie des cités anciennes ?
Pour en parler
Florence Gherchanoc est professeure d'histoire grecque à l’Université de Paris.
Elle a notamment publié :
- Concours de beauté et beautés du corps en Grèce ancienne (Ausonius, 2016)
- L'Oikos en fête. Célébrations familiales et sociabilité en Grèce ancienne (Publications de la Sorbonne, 2012)
- Vêtements antiques. S’habiller, se déshabiller dans les mondes anciens (avec Valérie Huet, Errance, 2012)
- Parures et artifices. Le corps exposé dans l’Antiquité (avec Lydie Bodiou, Valérie Huet et Véronique Mehl, L’Harmattan, 2011)
Stéphanie Wyler est maîtresse de conférences en histoire et anthropologie des mondes romains à l’Université de Paris. Elle est notamment l'auteure de l'ouvrage Dieux et hommes de l’Antiquité gréco-romaine (avec Sophie Malick, Jean-Pierre De Giorgio et Loïc Bertrand, Les Belles Lettres, 2011).
Valérie Huet est professeure d'histoire ancienne à l'Université de Bretagne occidentale, spécialiste d'anthropologie de l'image et de la religion romaines.
Elle a notamment publié :
- Figures de dieux. Construire le divin en images (avec Sylvia Estienne, François Lissarrague, Francis Prost, Presses universitaires de Rennes, 2015)
- De la théâtralité du corps aux corps des dieux dans l'Antiquité (avec Florence Gherchanoc, UBO-CRBC, 2014)
Sons diffusés dans l'émission
- Archive de l'acteur Philippe Noiret à propos du sculpteur Praxitèle dans l'émission Blagapar sur la RTF le 21 décembre 1963
- Archive de LSD, la série documentaire : "Masculins : est-ce ainsi que les hommes se vivent ?" sur France Culture à propos du beau corps selon Aristophane le 5 juin 2018
- Extrait d'une vidéo humoristique du duo de youtubers français Le Rire jaune à propos des normes de la beauté
- Lecture par Olivier Martinaud d'un extrait de l'ouvrage Le Banquet des Sophistes d'Athénée à propos des concours de virilité dans la seconde moitié du IIe siècle de notre ère
- Lecture par Olivier Martinaud d'un extrait qui évoque le corps idéal dans l'ouvrage De la Danse de Lucien de Samosate à la fin du IIe siècle de notre ère
Générique de l'émission : Origami de Rone
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