

L'expression “crétin des Alpes” est insultante, mais elle recouvre une réalité médicale avant 1922. C'est à cette date que les scientifiques découvrent pourquoi les goitres et autres handicaps physiques ou mentaux affligent les habitants de nos montagnes : la solution ne manque pas de sel !
- Antoine de Baecque Professeur d'histoire du cinéma à l'École normale supérieure
Qui sont les crétins des Alpes ? Le 17 septembre 1839, Victor Hugo se trouve à Berne, en Suisse. Il assiste à un spectacle qu’il dit ne pas pouvoir oublier de sa vie : "Dans une anfractuosité du rocher, assis les jambes pendantes sur une grosse pierre, un idiot, un goitreux, à corps grêle et à face énorme, riait d’un rire stupide, le visage en plein soleil, et regardait au hasard devant lui. Ô abîme ! les Alpes étaient le spectacle, le spectateur était un crétin." Hugo utilise ce mot "crétin" pour désigner un être malade, comme aujourd’hui les gens mal polis l’utilisent comme insulte. Pourtant, le crétin est le chrétien, non pas au sens religieux mais dans son étymologie : le crétin signifiait le malheureux, l’innocent, l’idiot, le benêt. Le chrétien est devenu crétin, partons à sa rencontre.
À la fin du XVIIIe siècle en Europe, bourgeois et aristocrates s’élancent vers les Alpes, à la découverte de ces paysages à couper le souffle, vers cette nature qui soigne le corps et qui apaise l’âme. La montagne est une promesse d’aventures. Les journaux de voyages, les guides de randonnée, les œuvres littéraires, mais aussi les traités scientifiques se multiplient et amplifient cette passion, qui croît encore durant le XIXe siècle.
Ces pérégrinations sont l’occasion de rencontrer ceux qui peuplent les montagnes. Au milieu du XIXe siècle, des milliers d’entre eux sont qualifiés de "crétins". Peu à peu, ils deviennent un des personnages essentiels de la culture alpine. Les médecins et les pédagogues en font des cobayes de choix : faut-il les enfermer, les éduquer ou simplement les délaisser en altitude ? Ils sont tantôt dépeints comme des créatures inquiétantes aux frontières de la monstruosité, tantôt comme des êtres purs, préservés des dérives de la modernité et du progrès. C’est une carence en iode qui est responsable de ce "crétinisme" : elle entraîne des dysfonctionnements thyroïdiens qui se manifestent par une série d’infirmités physiques et mentales, dont des goitres.
"Les 'crétins des Alpes' existent depuis longtemps. On en a des premières descriptions depuis l'an 1000 à peu près. Ils apparaissent dans les dictionnaires, les encyclopédies médicales, les encyclopédies sur les Alpes. La vraie prise de conscience est liée à un double phénomène. D'abord, ils se font connaître avec l'essor du récit de voyage à travers les Alpes, qui devient un genre littéraire à partir de la fin du XIXe siècle. Saussure, dans son Voyage à travers les Alpes en quatre volumes, consacre un chapitre entier aux 'crétins'. L'autre phénomène est médical. Le problème du 'crétinisme' va devenir, à partir du début du XIXe siècle, un enjeu pour la santé publique française, mais aussi suisse et dans tous les pays des Alpes." Antoine de Baecque
Tandis que les médecins soignent les "crétins", le tourisme alpin se développe et la découverte de ces paysages n’est plus uniquement réservée à quelques élites. Comment la passion des Alpes a-t-elle peu à peu conquis toute l’Europe ? Autour de quelles images s’est-elle construite ?
Intervenant
Antoine de Baecque est professeur d'histoire du cinéma à l'École normale supérieure, spécialiste de la culture des Lumières et de la Révolution française. Il a notamment publié :
- Histoire des crétins des Alpes (La Librairie Vuibert, 2018)
- La Traversée des Alpes. Essai d'histoire marchée (Gallimard, 2014)
- Les Godillots : manifeste pour une histoire marchée (Anamosa, 2017)
Références sonores
- Lecture de l'entrée "crétins" dans l'Encyclopédie de Diderot et D'Alembert, 1751, 1ère édition, tome 4, lue par Daniel Kenisberg
L'équipe
- Production
- Collaboration
- Collaboration
- Collaboration
- Réalisation
- Production déléguée