NFT : avatar de la « crypteuphorie » ou l’avenir de l’art ?

"The First 5000 Days", le montage numérique de 5000 dessins réalisés chaque jour pendant 14 ans par "Beeple", vendu le 11 mars dernier plus de 69,3 millions de dollars aux enchères par Christie's
"The First 5000 Days", le montage numérique de 5000 dessins réalisés chaque jour pendant 14 ans par "Beeple", vendu le 11 mars dernier plus de 69,3 millions de dollars aux enchères par Christie's ©AFP - HANDOUT / CHRISTIE'S AUCTION HOUSE
"The First 5000 Days", le montage numérique de 5000 dessins réalisés chaque jour pendant 14 ans par "Beeple", vendu le 11 mars dernier plus de 69,3 millions de dollars aux enchères par Christie's ©AFP - HANDOUT / CHRISTIE'S AUCTION HOUSE
"The First 5000 Days", le montage numérique de 5000 dessins réalisés chaque jour pendant 14 ans par "Beeple", vendu le 11 mars dernier plus de 69,3 millions de dollars aux enchères par Christie's ©AFP - HANDOUT / CHRISTIE'S AUCTION HOUSE
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Elles se vendent des millions et circulent aux frontières de l’art contemporain et de la spéculation numérique. Ce sont les NFT, les Jetons Non Echangeables : l’art nouveau du droit de propriété ?

Quel est le point commun entre une musique techno d’Elon Musk, un Tweet de Mark Dorsey, une action spectaculaire d’un basketteur de la NBA ou un dessin de Joe Biden urinant sur Donald Trump nus ? Ce sont tous des NFT : des objets numériques commercialisables uniques qui ont fait ces six derniers mois une irruption fracassante dans le monde de la finance virtuelle et de l’art contemporain.

Ces Non-Fungible-Tokens ou « jetons non échangeables » sont des titres de propriété uniques, fondés sur la même technique de certification que les cryptomonnaies ; et ils se vendent aux enchères à plusieurs centaines de milliers, voire des millions de dollars : outre les clips de sport et musique, le tweet de Jack Dorsey a atteint 2,5 millions, des dessins plus de 7 millions de dollars. 

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Le dessin reste l’objet virtuel roi, par son nombre et ses prix : les plus chers sont les créations de Mark Winkelmann, alias Beeple_,_ véritable fusée du marché de l’art contemporain qui accède en deux mois au statut de troisième artiste le plus cher derrière David Hockney et Jeff Koons, après avoir vendu un ensemble de 5000 dessins plus de 69 millions de dollars via la maison de vente Christie’s. 

Pourquoi payer des millions pour un objet virtuel que tout le monde peut dupliquer ? 

L'idée des plateformes de ventes de NFT est d'organiser un marché de l’authenticité supérieur au marché de l’art physique, et un marché numérique plus rentable que les cryptomonnaies et bitcoins ; ceci grâce à leur propre technologie, la blockchain, qui crypte les transactions via une chaîne d’ordinateurs décentralisée. Dans Les Echos, la spécialiste Claire Balva donne la recette de ces valorisations-monstre : « un volet artistique et la rareté de l'œuvre que vous recherchez, ainsi que sur de la gamification : cela va créer du divertissement car vous allez pouvoir échanger ces NFT ».

Le marché s’est sophistiqué, depuis 2017, époque où se vendaient jusqu’ à 100 000 $ des petits chatons virtuels uniques, les « CryptoKitties » ; mais il s’agit toujours d’investir dans un contenu numérique viral : c’est du « hacking » au sens large, l’appropriation numérique des procédés de l’industrie financière, comme pour l’affaire Gamestop. 

Les NFT : nouvelle manière de produire l'art numérique ? 

Ce que les auteurs de NFT les plus cotés « fabriquent », c’est la promesse d’un actif  inscrit dans la durée, leur propre notoriété : l’américain Beeple vendait très peu avant de passer aux NFT en octobre dernier mais avait deux millions d’abonnés sur Instagram ; et son NFT phare The first 5000 Days n’est qu’une partie d’un projet qui consiste à produire chaque jour depuis 14 ans un dessin numérique plutôt kitsch pour « se perfectionner » dit-il, et qu’il a assemblé en une mosaïque pour le vendre en pièce unique. 

Même démarche chez les autres figures du milieu : « Pak », qui avec son compte Twitter « Archillect » et un algorithme spécial ratisse internet de toutes les images potentiellement « tendance » des réseaux sociaux ; ou le britannique Robert Alice qui dans Portraits of a mind traduit en 40 peintures les 12,8 M de 0 et 1 du code du Bitcoin, chacune contenant environ 300 000 chiffres peints à la main. Leurs NFT atteignent aussi des centaines de milliers de dollars par la seule voie de la certification blockchain

Pour les acheteurs : un "investissement sur l'investissement"

« Unicité et authenticité », dit le PDG de Christie’s Guillaume Cerutti aux Echos, c’est déjà ce que recherche le marché de l’art traditionnel et ce que fournit le marché des NFT, porté à la puissance des enchères numérique. 

L’originalité pour le cryptoacheteur de NFT payées en monnaie numériques, c’est qu’il s’agit d’un « investissement sur l’investissement » explique le New Yorker : spéculer non seulement sur la flambée de la cote de l’artiste du moment, mais aussi sur la hausse de la cryptomonnaie dans laquelle elle a été échangée, la « crypteuphorie ». Beeple lui-même les voit « plus comme investisseurs que des collectionneurs ». 

Quelle influence sur le marché de l’art institutionnel ? 

Les NFT ont déjà multiplié la valeur du marché de l’art numérique par 10 entre 2018 et 2020 et ils l’ont démocratisé, puisque n’importe qui peut transformer ce qu’il veut en fichier NFT numérique pour 30 $ et fixer à l’avance son pourcentage. 

La ruée sur les dessins de Beeple, son taureau diarrhéique drapé dans la bannière étoilée sur lit de billets et son univers inspiré de Disney et Nintendo laissent cependant perplexe une partie du milieu et les critiques fusent : le New Yorker le juge « aussi kitsch » que Jeff Koons mais moins spectaculaire avec ses simples dessins, sans gigantisme ni matériaux bruts ; un critique du Times l’accuse « d’éradication violente des valeurs humaines » et d’ « amusements puérils » ; pour le défendre, l’expert NYorkais de Christie’s qui a mis en jeu sa réputation le compare aux ready-made de Marcel Duchamp.  

Les NFT court-circuitent aussi les galeries, experts et collectionneurs qui servent d’instance d’authentification et de placement, pour se livrer au monde des cryptoéchanges où « la seule règle est l’argent ». Certaines galeries ont tenté la rematérialisation sous forme de clef usb ou de tableaux ; mais une œuvre digitale qui ne passe pas par le circuit NFT dit le New Yorker « n’attirera pas la même foule de cryptocollectionneurs agressifs ».

Pure spéculation sur la technologie blockchain ou l’art du futur ?

Les « collectionneurs » sont peu nombreux, souvent des professionnels de la finance numérique : sur CNN, l’un d’eux les décrit comme « une petite tribu fière et farouche » ; mais ils sont optimistes, sur ArtNet, deux acheteurs singapouriens croient en la possibilité d’« une œuvre d’un milliard de dollar », ce qui en ferait sans doute un des plus gros actif unique échangé, avec tous les risques de déstabilisation que cela implique… 

Et le marché nouveau-né se trouve confronté aux mêmes problèmes que les marchés institutionnels : son impact écologique et un risque de bulle : plusieurs observateurs prédisent une « correction » ; et l’artiste Beeple qui voit « évidemment » une bulle a aussitôt transformé ses 53 M $ de gains en cryptomonnaie en bon vieux dollars… 

Faire du capitalisme un art ? 

Les NFT sont d'abord des produits financiers risqués mais il y a une sorte de geste « artistique » dans la spéculation sur le vu-et-revu et le non-chef d’œuvre, qui sert de véhicule à une spéculation sur les cryptomonnaies, et qui se traduit parfois dans l’étrangeté presque diabolique des prix : 66,666 $ puis 6,6 M $, 777 777 $… 

Manière de faire passer son investissement du côté des puissances occultes, ou pur jeu d’enfants sur les capacités du numérique ? Beeple a déjà répondu, « je faisais de l’art numérique bien avant tout ce bordel, et si tous ces foutus NFT s’évaporaient demain, j’en ferai toujours ».

XM

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