Trou d’air pour le transport aérien, suspendu à la reprise du trafic passager, et sous pression écologique renouvelée. Est-ce déjà l’heure de la décroissance ?
« Y a-t-il un pilote pour sauver le climat ? », « la solution : moins d'avions » : c’est ce que proclamaient il y a deux semaines des militants de Greenpeace juchés sur un Boeing 777 d’Air France.
C’est le débat qui va monter d’ici la fin du mois, lorsque l’Assemblée votera sur l’article 36 du projet de Loi Climat : le texte interdit les liaisons aériennes qui se superposent à un trajet alternatif de moins de 2h30 en train, en l’occurrence Orly-Nantes, Orly-Lyon et Orly-Bordeaux ; la France serait alors le premier pays au monde à imposer de telles restrictions, pour « décarboner, assurer la liberté fondamentale de se déplacer et la cohésion de territoires », affirmait le Secrétaire d'Etat aux transports Jean-Baptiste Djebarri la semaine dernière.
Supprimer les liaisons courtes pour sauver le climat ?
La mesure est loin de convaincre. Non seulement, le gouvernement s’attire la colère de tout le secteur aérien, « comme si le train, entre la construction de la ligne et le fonctionnement de ses infrastructures, n'était pas, lui aussi, producteur de carbone ! » lance dans les Echos le DG de l’IATA Alexandre de Juniac.
Mais l’impact écologique du texte qui entérine seulement une obligation déjà faite à Air France est aussi contesté, « dérisoire » estime même Bruno Trévidic des Echos, alors que l’ensemble du trafic domestique dépasse tout juste 1 % des émissions de CO2 françaises totales.
Les propos de la députée EELV Delphine Batho qui appelle à la «décroissance du secteur aérien», « mode de transport le plus climaticide » ont dès lors provoqué un vif débat : « Idéologie » et « simplisme », s’exclame le directeur de publication du Monde de l’énergie Olivier Durin, pour qui le gouvernement fait le « pari risqué » de sacrifier une partie du marché régional sous la pression écologique, sa « victime expiatoire ». Une dizaine de députés concluent l’acte d’accusation : « Suicidaire, démagogique et anachronique, essentiellement de l’aéro-bashing».
La décroissance menace-t-elle vraiment le modèle de compagnies aériennes ?
C’est le « piège » affirme Bruno Trévidic : parce que les compagnies ont des investissements énormes à faire d’ici 2040 pour renouveler leurs 39 000 avions en avion « propres », soit environ 5000 Mrd $ de dépenses ; qu’avec un endettement qui a doublé l’année dernière, la plupart ne sont même plus en mesure de payer leurs commandes actuelles ; que pour rentrer dans ses frais, une compagnie comme la Lufthansa doit remplir ses avions à 50 % minimum ; et qu’avec un trafic aérien à même pas 1/3 de 2019, on en est loin.
C’est la « course à la survie financière », écrit dans the Conversation Jérôme Caby de l’IAE Business School : même si les compagnies nationales – Air France, Lufhtansa, British Airways, American ou Singapore Airlines ont été renfloués par les Etats, la reprise au deuxième semestre reste suspendue aux campagnes de vaccinations et « passeports » sanitaires.
Pour traverser ce trou d’air interminable, les compagnies vont continuer à « consommer de la trésorerie » (1 millions d'euros par heure au plus fort de la crise pour Lufhtansa) et après déjà 120 milliards de dollars de pertes l’année dernière, 75 à 95 milliards supplémentaires seront brûlés cette année ; entre « nationalisation rampante » et « remise en question du modèle d’affaire », il faudra « une recomposition du secteur qui fera forcément des gagnants et des perdants ».
Pas d'opposition nette entre Low Cost et compagnies traditionnelles
Dans Marianne,Marc Ivaldi de l’EHESS détaille : les compagnies les plus en difficulté sont les Low Cost et autres sans marge financière, les petites locales, les 100 % privées qui ne sont pas adossées à un Etat, et celles dont le trafic est très exposé à l’international ; les « gagnantes » devraient être les Low Cost moins endettées comme Ryan Air et Easy Jet qui récupérerait comme des « vautours » les liaisons et avions cédés, mais la situation profiterait aussi aux filiales « middle class » d’Air France ou Lufthansa : « pas de monde d’après mais un monde qui arrive plus vite que prévu ».
Après la crise : un changement de modèle ?
C’est ce que suggère dans The Conversation René Rohrbeck, de l’EDHEC Business School, qui identifie dans une récente étude 4 tendances « déterminantes » du transport aérien : le recul du voyage d’affaire, la régionalisation des liaisons, le « fligskam », ou « honte de prendre l’avion » venue de Suède dans la foulée de la COP21 ; et au bout du compte, l’affaiblissement du « réseau en étoile », le modèle de hub des grandes compagnies traditionnelles de réseau (CATR), qui doivent « nourrir » leurs long-courriers internationaux avec le trafic des courts-courriers domestiques.
Dans les Echos, Alexandre de Juniac réfute une « crise du business model », mais appelle à une « consolidation » du secteur, retardée par l’entrée des Etats au capital de plusieurs entreprises. Les grandes compagnies traditionnelles y résisteront-elles ? Pour l’instant, le secteur se retrouve comme l’Albatros de Baudelaire : « Exilé sur le sol au milieu des huées / Ses ailes de géant l’empêchent de marcher. »
XM
L'équipe
- Production