

L'Homme enceint dans la littérature médiévale n'est pas chose courante mais elle est assez surprenante pour que l'on s'y intéresse. Quel est donc le sens de ce renversement biologique ?
La grossesse masculine ou l’homme enceint apparaît dans la chantefable médiévale des aventures d’Aucassin et Nicolette, un récit à réciter et à chanter écrit par un anonyme entre la fin du XIIe siècle et le début du XIIIe siècle. Il raconte l’amour impossible entre un jeune aristocrate et une esclave qui décident de fuir les contraintes sociales pour vivre leur amour en paix. Leur quête de quiétude, d’amour et d’eau fraîche tourne évidement à l’échec cuisant, sinon il n’y aurait pas d’histoire, mais leur cavale leur procure l’occasion de nombreuses péripéties et de rencontres sur le chemin de leur destin forcément funeste mais en fait non puisque in extremis Nicolette apprend qu’elle est la bâtarde d’un roi, leur mariage est donc possible et tout est pardonné puisque la roturière s’avère être de sang noble, après tout ça, l’important n’est pas la chute de cette histoire mais le voyage en lui-même, vous l’aurez compris.
Au cours de leurs tribulations, pourchassés par le père d’Aucassin qui désapprouve farouchement leur amour, Nicolette et Aucassin atterrissent dans un pays inconnu où ils apprennent bientôt qu’à leur grande surprise le roi local « gissoit d’enfant ». Tout est là : « gissoit d’enfant » peut signifier deux choses radicalement différentes : soit il attend un enfant, soit il va ou vient d’accoucher lui-même d’un enfant, soit éventuellement il garde le lit après l’accouchement de la mère de son enfant, une couvade symbolique pour se remettre de ses émotions, la différence de traduction et d’interprétation est de très grande taille. Ce passage a intrigué ses lecteurs et ses exégètes. Était-ce une erreur un peu grotesque ou la bonne blague d’un copiste en un temps où l’imprimerie n’existait pas encore ? Quoiqu’il en soit le motif de la grossesse masculine était bien là et voyage jusqu’à nous, par exemple sous les traits du mâle par excellence, Marcello Mastroianni, qui vivait une grossesse étonnante mise en scène par Jacques Demy en 1973 dans le film L'Événement le plus important depuis que l'homme a marché sur la lune.
Mais revenons à l’origine de cette image de l’homme gros d’un enfant à naître. Le roi enceint rencontré par Aucassin et Nicolette n’est pas unique dans la production littéraire de l’époque. Baptiste Laïd dans la dernière livraison de la revue Moyen Âge a mené l’enquête. Dans ses premières versions antiques l’image de la grossesse masculine est utilisée notamment par Phèdre dans ses fables au 1er siècle de notre ère pour incarner les tendances velléitaires ce ceux qui parlent beaucoup mais font très peu, avec l’allégorie du volcan qui accouche d’une souris. C’est à l’époque carolingienne que le volcan parturient devient un homme par un accident de traduction. Mais la célébrité de l’homme enceint prend son ampleur au XIe siècle grâce aux détails de la broderie de Bayeux et précisément dans une de ses bordures qui représentent un homme nu presque accroupi dans une posture qui pourrait effectivement évoquer un accouchement mais aussi tout autre évacuation. A cette image s’ajoute un poème satirique signé par un moine, de Bayeux lui aussi, qui établit une analogie entre le ventre rebondi de son goinfre d’abbé et celui d’une femme enceinte. Le motif de la grossesse masculine voyage encore et reste la manifestation d’un mauvais présage qui frappe d’effroi ceux qui apprennent cette nouvelle contre nature et donc dangereuse. Ceux qui se font duper par leur superstition voient leur bêtise honteusement mise en valeur sous la plume de Marie de France, que l’homme enceint soit fécondé par un bousier, un scarabée ou duper par une femme adultère. Dans la fable de Nicolette et Aucassin, on entre dans un « monde à l’envers » où les rois accouchent à l’abri des guerres menées par les reines. Ce sont finalement les aspirations viriles d’Aucassin qui sont tournées en dérision, lui qui se lance dans une croisade bien vaine contre ce qu’il considère comme une monstruosité mais contre laquelle il ne peut rien.
Lien :
Laïd, Baptiste. « Retour à Torelore ou l’homme enceint (IXe–XIIIe siècles) : de l’erreur de lecture au motif littéraire », Le Moyen Âge, vol. tome cxxvi, no. 3-4, 2020, pp. 539-557.
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