La nuit ou le rêve du passé

Le boulevard Montmartre de nuit, 1898, Camille Pissarro. National Gallery, Londres. The Yorck Project (2002). (Wikipédia)
Le boulevard Montmartre de nuit, 1898, Camille Pissarro. National Gallery, Londres. The Yorck Project (2002). (Wikipédia)
Le boulevard Montmartre de nuit, 1898, Camille Pissarro. National Gallery, Londres. The Yorck Project (2002). (Wikipédia)
Le boulevard Montmartre de nuit, 1898, Camille Pissarro. National Gallery, Londres. The Yorck Project (2002). (Wikipédia)
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Avec les "night studies", la nuit devient sujet d'histoire. Cette période de couvre feu nous amène à la reconsidérer, à la repenser.

Si l’on a mobilisé de manière effrénée l’histoire des épidémies pour interroger notre présent en passant par notre passé, il est un autre objet que l’on a demandé à fréquenter avec assiduité : les études historiques consacrées à la nuit. Ce sont ces « night studies » qui sont au centre d’un entretien avec Will Straw, un de leurs grands spécialistes canadien, dans la revue en ligne La vie des idées. Alors que la nuit disparaissait pour la plupart d’entre nous, elle s’affirmait comme un champ de l’histoire en expansion. On parlait de ce qu’on ne vivait plus et le souvenir de cette nuit devenue si exotique, aiguisait les appétits de ceux qui voulaient ressentir ce que l’on avait perdu ou peut-être seulement de ce qu’on ne voyait plus. Les spécialistes des territoires de la nuit ont été sollicité pour la décrire, l’analyser, cette nuit qui brillait par son absence. A défaut de pouvoir en faire encore l’expérience sensible, son évocation intellectuelle est devenue un des sujets de prédilections des médias. Il faut dire que, sommés de se taire, les acteurs de la nuit ont réussi à continuer à faire parler d’eux-mêmes : fêtes nocturnes, dîners selects clandestins, héroïsme des personnels soignants des urgences et des salles de réanimations, les acteurs autorisés et non autorisés de la nuit sont devenus les personnages de l’évènement qui advenait en Une des Journaux, sous la forme de scandales, de revendications, d’altruisme ou d’infractions.  

La Fabrique de l'Histoire

La nuit est devenue encore plus attirante du fait de son interdiction jusqu’à en oublier les dangers comme ceux, sublimés, dans les récits « noirs », films et polars, qui ne sauraient se déployer en plein jour, mais préfèrent embrasser les mystères de la pénombre. L’avènement de ce fourmillement humain nocturne est indissociable de l’installation de l’électricité dans l’espace public à la fin du XIXe siècle, avec ses lampadaires qui permettaient de continuer à vivre sans lumière du jour, mais qui dévoilaient aussi les activités nocturnes jusqu’ici tapies dans l’obscurité. La nuit était plus accessible mais ce qu’on faisait au cours de ces heures devenait visible qu’on le souhaite ou non. L’illumination nocturne élargissait le temps de mise en scène du spectacle urbain avec ses classes sociales, ses belles et ses beaux qui pouvaient s’y exhiber, avec ces lieux de nuit qui avaient désormais pignon sur rue et s’annonçaient à distance par leurs façades flamboyantes et leur trottoirs soudain peuplés. De nuit, on pouvait désormais voir et se montrer. Un spectacle disparu cette année, la nuit est « rentrée dans l’espace domestique ».  Ce que l’on a perdu avec la nuit, c’est l’espace public d’une société qui existe toujours après la fermeture des bureaux, mais aussi celle de la rencontre avec les arts vivants et les humains de sortie, la découverte de l’inconnu, de l’inattendu, la surprise du hasard pour le meilleur et pour le pire. La nuit dedans, c’est avec ceux et celles que l’on connait déjà, dans la familiarité, la connivence installée, ou les désaccords exaspérés. Mais avec l’interdiction, la clandestinité fait aussi son grand retour, un terrain déserté, repeuplé par des pratiques sauvages. Fantasme ou réalité, la nuit habitée est devenue un rêve de l’après puisé dans le passé, le symbole de la liberté de mouvement retrouvée. En tout cas pour ceux qui pouvaient s’en passer sans risquer d’y perdre, comme le rappelle Will Straw, car : « Lorsque les noctambules festifs sont enlevés de l’image, ceux et celles qui restent sont les travailleurs qui n’ont pas d’autre choix que de faire face à des risques que le reste d’entre nous peut éviter ».  

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Lien :

Catherine Guesde, À qui appartient la nuit ? Entretien avec Will Straw, La vie des idées, 30/04/2021.