Aux larmes, philosophes !

les larmes d'Obama lors de son dernier discours à Chicago
les larmes d'Obama lors de son dernier discours à Chicago ©AFP - JOSHUA LOTT
les larmes d'Obama lors de son dernier discours à Chicago ©AFP - JOSHUA LOTT
les larmes d'Obama lors de son dernier discours à Chicago ©AFP - JOSHUA LOTT
Publicité

De l’Antiquité aux mélodrames américains, panorama philosophique des larmes.

Début octobre, est sorti un livre passionnant aux éditions Anamosa : Les larmes de Rome, le pouvoir de pleurer dans l’Antiquité. Livre d’histoire écrit par Sarah Rey, il propose néanmoins toute une réflexion philosophique sur les larmes à partir des stoïciens notamment… et il m’a amené à me demander : et les philosophes, que disent-ils de leur côté sur les larmes ? Qui en a parlé et comment ? Quelle place leur accordent-ils ? Les larmes sont-elles définitivement la marque d’un moment de faiblesse qu’il s’agit de stopper, ou, connaissant l’amour des philosophes pour le paradoxe, ont-elles en fait une puissance qu’il s’agit d’exploiter ?  

Début 2016, souvenez-vous Barack Obama était encore Président des Etats-Unis, et évoquant les vies perdues de ces enfants lors de fusillades, quelques larmes avaient alors interrompu son discours… Grand moment d’émotion, c’était aussi un grand moment politique, et c’est bien par cette ambivalence des larmes, entre passivité et stratégie, entre intimité et publicité, que Sarah Rey ouvre son livre sur « le pouvoir de pleurer ». 

Publicité

Voici alors la question : que disent ces larmes, ce liquide en surplus, éphémère, futile qu’il s’agit d’écraser sur ses joues mais que l’on ne peut plus contenir ? Chagrin irréfléchi qu’il s’agit de ménager selon Sénèque, les larmes auraient-elles plus qu’une signification, une efficace, un pouvoir ? Et lequel ? Comme le rappelle Sarah Rey, selon les philosophes antiques, il y a une fonctionnalité des larmes : prouver son sens de la justice, et Sénèque dit ainsi qu’il ne faut pas entièrement les arrêter. Mais se servir des larmes, n’est-ce pas aussi les trahir, trahir leur pure spontanéité, leur pure inutilité, la pureté, tout simplement, de leur intention ? 

Les larmes peuvent-elles vraiment être des armes ? C’est au fond la question, et celle que pose, pour sa part, le philosophe Georges Didi-Huberman, à partir du film d’Eisenstein de 1925, Le cuirassé Potemkine, film qui montre, selon son analyse, je cite : « comment un peuple s’émeut d’une mort au point de passer à l’émeute ». Et de fait, à côté de cette perspective antique et stoïque des larmes, trois essais récents ont réhabilité les larmes tout en les rendant à leur véritable sens, c’est-à-dire à leur pathos : Catherine Chalier, avec son Traité des larmes, sur la fragilité divine, Michael Foessel, dans Le temps de la consolation, avec sa quête des larmes de Saint-Augustin, et donc, Georges Didi-Huberman, dans Peuples en larmes, peuples en armes. 

Comment des larmes peuvent-elles être des armes, sans non plus être des moyens, sans être non plus instrumentalisées, mais tout en étant rendues à leur pathos essentiel ? Tel est le problème philosophique, et qui se résout, dans ces trois essais, dans l’idée de la communauté. Car qu’est-ce qui peut rassembler un peuple ? Pas seulement une langue, un territoire ou des valeurs, mais aussi des émotions. Les larmes n’agissent pas seules, mais en contexte, lorsqu’elles sont vues, comprises, partagées. Et en ce sens, les larmes ne sont pas des armes, un pouvoir, mais bien un impouvoir qui rassemble, unit. 

Mais qu’il s’agisse d’une union grâce à un geste de consolation, grâce à Dieu, ou encore par le passage de l’émotion à la motion, c’est-à-dire au mouvement, peut-on vraiment dépasser les larmes, et s’en passer ? 

Dans ce panorama sur les larmes des philosophes, on ne peut pas passer à côté de deux philosophes majeurs : Emil Cioran à qui l’on doit ces aphorismes, « Des larmes et des saints », et Stanley Cavell qui, à partir de 4 mélodrames, dont Une femme cherche son destin, dont on vient d’entendre un extrait, dessine une « Protestation des larmes ». 

Avec Cioran et Cavell, les larmes ne sont ni un pouvoir ni un impouvoir, mais un accès, une ouverture, certes à une intimité, comme avec Barack Obama, certes à l’autre et à une communauté, comme avec Eisenstein, mais aussi à la connaissance. Mais alors comment ? Pourquoi les larmes ne sont-elles pas un mur, un profond mystère dont on ne sait pas la cause et le remède, mais aussi une brèche ? C’est que pour Cavell, la femme inconnue, celle qui pleure, c’est aussi celle qui se montre et que l’on veut sauver, et que pour Cioran, dit en un seul aphorisme : « c’est seulement à travers les larmes que nous accédons à la connaissance et que nous comprenons comment on peut devenir saint après avoir été un homme ».

EXTRAITS 

-Sergueï Eisenstein, Le cuirassé Potemkine (1925)

-Irving Rapper, Une femme cherche son destin (1942)

LIVRES 

-Sarah Rey, Les larmes de Rome. Le pouvoir de pleurer dans l’Antiquité (Anamosa)

-Georges Didi-Huberman, Peuples en larmes, peuples en armes. L’œil de l’histoire 6 (Editions de Minuit)

-Catherine Chalier, Traité des larmes. Fragilité de Dieu, fragilité de l’âme (Albin Michel)

-Michaël Foessel, Le temps de la consolation (Seuil)

-Emil Cioran, Des larmes et des saints (L’Herne)

-Stanley Cavell, La protestation des larmes. Le mélodrame de la femme inconnue (Capricci)