Emmanuel Carrère, un écrivain en quête d’honnêteté

Emmanuel Carrère en 2016
Emmanuel Carrère en 2016 ©AFP - Joël Saget
Emmanuel Carrère en 2016 ©AFP - Joël Saget
Emmanuel Carrère en 2016 ©AFP - Joël Saget
Publicité

En France, la frontière entre la littérature et la philosophie est opaque. Emmanuel Carrère s’est imposé comme l’une des figures majeures de la littérature française et son oeuvre pose des questions au philosophe : en quoi consiste son originalité ?

Le 4 octobre dernier est paru aux éditions POL un livre intitulé Emmanuel Carrère : faire effraction dans le réel. Il s’agit d’un livre collectif qui recueille plusieurs contributions individuelles dont chacune examine sous tel ou tel aspect l’œuvre d'Emmanuel Carrère. 

Écrivain ou philosophe ?

Emmanuel Carrère s’est imposé depuis plusieurs années comme l’une des figures majeures de la littérature française. La revue américaine Paris Review pouvait ainsi écrire à l’automne 2013 : 

Publicité

Les Français, qui sont comme chacun sait très prompt à se diviser en matière littéraire, semblent tous s’accorder sur un point, qui est qu’il y a peu de grands écrivains en France aujourd’hui, mais qu’Emmanuel Carrère est l’un d’eux. 

Tout cela est très bien, mais en quoi cela concerne-t-il la philosophie ?
On sait qu’en France, la frontière entre la littérature et la philosophie n’est pas si claire que cela : nos grands philosophes sont aussi nos grands écrivains, que l’on songe à Montaigne, à Pascal, à Voltaire et Rousseau ou au Prix Nobel de littérature attribué à Bergson en 1927.
Camus, Simone de Beauvoir, et surtout Sartre, furent les dernières figures à vouloir concilier dans leur personne le philosophe et l’écrivain ; mais déjà chez eux il s’agissait de deux pans distincts de leur travail. Il y avait d’un côté leurs grands livres de philosophie « sérieuse », de l’autre leurs romans, leurs pièces de théâtres, leurs autobiographies.
Si les grands philosophes de la génération suivante ne se déclaraient plus écrivains, il restait chez eux d’une part un effort en direction du style ou de la mise en forme littéraire, si l’on songe aux dernières pages des Mots et les choses de Foucault ou à l’étrange typographie de Glas de Derrida ; et d’autre part la volonté de commenter de manière philosophique des œuvres littéraires, ce qui nous a donné les textes de Derrida sur Joyce ou sur Celan ; ou ceux de Deleuze sur Kafka, Proust, ou Melville.

La Grande table culture
29 min
La Grande table idées
33 min

Carrère, enquête et enquêteur

Emmanuel Carrère, lui, ne se prétend pas philosophe. Pourtant son œuvre, la réussite indéniable de celle-ci, et le succès que cette œuvre rencontre, posent des questions au philosophe. En quoi consiste son originalité ?
Carrère avait déjà écrit des ouvrages marquants, La Moustache ou sa biographie de Philip K. Dick, mais c’est avec L’Adversaire qu’il trouve sa voie (et sa voix) en 2000. Il nous raconte ce fait divers qui avait passionné la France sept ans plus tôt : la vie de Jean-Claude Romand, un homme qui a menti à toute sa famille pendant dix-huit ans, en leur faisant croire qu’il était médecin alors qu’il ne travaillait pas ; et qui, sur le point de voir son secret révélé, a assassiné sa femme, ses deux enfants et ses parents.
Carrère raconte avec autant de précision qu’il peut l’histoire de cet homme ; mais, et en cela il innove, il raconte aussi la façon dont lui-même, Emmanuel Carrère, en est venu à s’intéresser à cette histoire, et la place que l’enquêteur a eu dans l’enquête. C’est le sillon qu’il poursuivra dans tous les livres qui suivront : raconter le monde, et se raconter lui-même au milieu de ce monde qu’il décrit, dans un va-et-vient qui est précisément ce que ses lecteurs aiment chez lui.

Se raconter et raconter le monde

Ainsi la première question philosophique que pose l’œuvre de Carrère est celle de la fiction : son originalité tient à ce qu’il mélange deux genres littéraires, l’autobiographie et le reportage, les deux genres étant d’habitude séparés mais ayant ceci de commun qu’ils ne sont pas de la fiction.
Quand nous le lisons, nous savons que tout ce que nous lisons est vrai. Et c’est précisément ce qui nous plait tant chez lui, comme si la réalité, si elle était décrite pleinement par un observateur qui se décrirait également lui-même, était plus intéressante que tout roman, que toute œuvre d’imagination. Est-ce parce que nous sortons d’un siècle cauchemardesque où aucun roman n’a pu se révéler à la hauteur des simples témoignages d’un Primo Levi ou d’un Soljenitsyne ? Est-ce parce que des théoriciens ont déclaré et cru que nous ne pouvions plus donner foi au roman classique, balzacien ? Est-ce parce que l’individu des siècles démocratiques, comme l’avait prédit Tocqueville, est plus intéressé par lui-même que par des héros imaginaires ?
Toujours est-il que notre époque goûte les autobiographies, les correspondances, les mémoires, et les biographies ou les reportages, sans doute plus qu’aucune autre avant elle, et que le succès de Carrère s’inscrit pleinement dans ce courant.

Le problème du bien

Mais l’un des commentateurs de Carrère, son collègue Michel Houellebecq, souligne dans un texte passionnant que des livres comme D’autres vies que la mienne ou L’Adversaire posent un autre ensemble de questions philosophiques : la question morale. Les ouvrages de Carrère se posent toujours la question de la morale : non pas, explique Houellebecq, le trop fameux problème du mal, mais ce qu’il appelle le problème du bien. Dans un monde livré au mal et à la souffrance, comment le miracle de la bonté ou de la compassion est-il possible ? Le bien n’est pas difficile à connaître, disent Houellebecq et Carrère. En revanche il est extraordinairement rare.

Peut-être les deux questions philosophiques, celle de la fiction et celle de la morale, sont-elles liées : l’écriture de non-fiction, sur soi et sur le monde extérieur, est une manière pour l’écrivain de se confronter à la richesse et à la complexité du monde, et donc d’aboutir à une meilleure compréhension de lui.
L’exigence littéraire est une exigence morale, elle nous apprend à connaître les autres, et nous rend nous-mêmes plus tolérants, et, espérons-le, plus sages.