

"Puissant" est devenu un élément de langage utilisé à tort et à travers, attribué aussi aux femmes depuis la parution en 2009 du roman "Trois femmes puissantes" de Marie NDiaye. Connue en philosophie dès l’Antiquité sous la plume d’Aristote comme capacité et pouvoir, que reste-t-il de son concept ?
On dit qu'un café est puissant, qu'un film est puissant, on dit aussi maintenant qu'une femme est puissante, depuis la parution du roman de Marie NDiaye Trois femmes puissantes (Gallimard) en 2009. Mais qu’est-ce qui peut bien plaire dans ce terme et dans cette idée de puissance ? Qu'en est-il en philosophie ?
Une force qui avance masquée
« Puissante », c’est donc le nouveau terme à la mode. Et pour ma part, je suis déjà à bout. Je suis pourtant comme tout le monde, séduite par ce nom, sa sonorité et sa connotation. Ce que j’aime en lui, c’est qu’il est doux à prononcer, avec ses murmures de "S", son joli "pui", et son "-ance" final, ample et élancé, et qu’il désigne, dans le même temps, quelque chose de ferme et déterminé. C’est comme si la "puissance" cachait bien son jeu et en avait sous la pédale...
C’est d’ailleurs l’idée que l’on a de la puissance dès l’Antiquité. Aristote, le premier à la théoriser, la définissait d’abord comme une capacité, c’est-à-dire comme une aptitude, une disposition à faire quelque chose, mais que l’on n’utilise pas forcément, que l’on ne réalise pas forcément.
Une nuance qui a de quoi plaire car on retrouve ainsi cette valeur à la fois adorée et détestée de nos jours : la force, mais pas telle quelle. Au fond, la puissance serait une force qui ne dit pas son nom, qui avance masquée, qui, sous une sonorité plus douce, serait peut-être plus acceptable… et irait alors mieux aux femmes ?
C’est la question que je me pose à force de l’entendre accolé aux femmes. Pourquoi les femmes seraient-elles puissantes et ne seraient-elles pas autoritaires, fortes, pleines de pouvoir ? Pourquoi ne seraient-elles que "capables", disposées, aptes à agir ? Et pas directement dans l’action, dans le mouvement, dans le pouvoir ?
Aristote et l’être « en puissance »
Dans les années 90, la puissance était plutôt rattachée aux machines, à des calculs, aux objets techniques, aux corps biologiques, ou dans un sens politique : aux puissants, ces riches qui dirigent le monde. C’est d’ailleurs comme cela que le terme ressort d’abord dans les dictionnaires : c’est la force physique d’un muscle, c’est l’énergie mécanique ou électrique, c’est la multiplication d’un nombre ou la richesse de certains.
Aristote, encore lui, avait bien aussi déployé tous les sens de la puissance, de la politique à la physique, mais c’est à propos du mouvement qu’il en parle le plus. Pour lui, la puissance est le principe du mouvement, ce qui permet à un être de bouger, de changer, de se transformer. Un être ne fait pas que bouger, agir ou changer, il n’est pas seulement en acte, nous dit Aristote, il est aussi « en puissance ».
Je trouve ainsi que c’est à la fois un très beau concept, ce qui rend compte de notre formidable aptitude intérieure à nous métamorphoser et à accomplir des choses, mais aussi un concept que je dirais "en creux", souterrain, dans l’ombre.
D’où mon étonnement : je trouve ça vraiment fou de l’utiliser aujourd’hui pour tout et pour les femmes en particulier.
Car oui, paradoxalement quand on dit que les femmes sont puissantes, on veut dire qu’elles ont du pouvoir, et pas de la force mécanique, de la domination des riches et encore moins dire qu’elles sont dans l’ombre, intimes, invisibles.
La peur de la force
Au-delà de l’usure mentale à entendre ce terme à tort et à travers, comment en est-on venu à utiliser cette expression dans un sens inverse à l’intention ?
Voilà donc mon agacement, sous forme de questions : le recours à la puissance, plus doux, plus acceptable, révélerait-il l’impossibilité que l’on a à penser la force brute, des femmes fortes, tout simplement ?
Ou ces termes de force, ou d’autorité, de pouvoir, auraient-ils trop été associés aux hommes, ce qui nous obligerait à penser un autre qualificatif pour les femmes ?
Je crois que, par souci cosmétique, parce que la puissance est jolie et évocatrice, par prudence aussi, parce qu’on s’effarouche de la force, on en vient à dire le contraire de ce que l’on veut dire et à ne plus appeler un chat... un chat.
Sons diffusés :
- Chanson de 113, Trop puissant
- Pub Intel, 1993
- Léa Salamé présent Femmes puissantes, émission été 2019 France Inter
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