Ivan Jablonka, un homme qui touche (presque) juste

Une autre masculinité, de « non-domination », est-elle possible ?
Une autre masculinité, de « non-domination », est-elle possible ? ©Getty - Tom Kelley Archive
Une autre masculinité, de « non-domination », est-elle possible ? ©Getty - Tom Kelley Archive
Une autre masculinité, de « non-domination », est-elle possible ? ©Getty - Tom Kelley Archive
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Que vise Ivan Jablonka dans son essai, "Des hommes justes" ? Atteint-il son objectif de redéfinition du masculin ?

C’est un des grands essais de la rentrée : l’historien Ivan Jablonka, deux ans après l’émergence du mouvement Metoo, s’attaque lui aussi aux problèmes des inégalités entre les hommes et les femmes avec Des hommes justes : du patriarcat aux nouvelles masculinités(éditions du Seuil).
Son but, comme l’indique bien son titre : redéfinir la masculinité qui a compilé, depuis des siècles, virilité et domination, créant et entérinant par là-même une injustice de genre.
Une autre masculinité, de « non-domination », est-elle possible ? C’est la question posée. 

Intéressée par le sujet, interpellée par les interviews qu’il a données, et interloquée par cette phrase entendue sur mon lieu de travail : « dans quelle galère (entendez la question hommes-femmes) s’est donc fourré Ivan Jablonka ? », j’ai eu envie de me faire ma propre idée. 

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« Conceptualiser ce qui est, vouloir ce qui devrait être »

Ivan Jablonka n’est pas ni le premier ni le seul homme à s’intéresser aux inégalités de genre en interrogeant le masculin, c’est une mouvance actuelle, avec par exemple Olivia Gazalé et son Mythe de la virilité ou Thierry Hoquet avec l’ouvrage collectif, La fabrique des garçons

Son parti-pris, cependant, n’est pas de retracer et d’interroger ce qui a déjà eu lieu, mais de redéfinir, je cite, « une morale du masculin pour toutes les sphères sociales : famille, entreprise, politique, sexualité ». Comme il est annoncé en introduction, Jablonka veut ainsi « conceptualiser ce qui est, vouloir ce qui devrait être ».
Et là, j’ai peur : toute l’histoire du féminisme ne part-elle pas justement d’une déconstruction des identités et des normes accolées aux femmes ? Pourquoi donc vouloir opérer ce travail d’essentialisation et de moralisation pour les hommes ? J’ai peur mais j’y vais, car dans cette même introduction est donné la visée du propos : « la redistribution du genre ».
Jusqu’ici, la redistribution concernait la justice sociale, pour des biens et des droits, la décliner pour le genre attise ma curiosité : comment peut-on redistribuer une chose inquantifiable et inqualifiable comme le genre ?

L’approche intersectionnelle

L’essai se divise en 4 parties. Les deux premières, « Le règne de l’homme » et « La révolution des droits », sont assez attendues : on est dans la conceptualisation de ce qui est, à savoir le partage binaire et inégal des sexes qui s’est construit sur un paradoxe : l’homme n’ayant pas la force reproductrice, il s’est approprié la puissance sociale.
Développements assez attendus à ceci près qu’Ivan Jablonka a fait un travail colossal de collecte et de synthèse : il ne se contente pas d’un corpus occidental, mais vogue de l’art à la biologie, de la préhistoire au tournant féministe, de la Mésopotamie à l’Europe, citant autant Ibsen que la NASA, Platon ou Charlie Chaplin.
La 3ème partie, « les failles du masculin », détone un peu plus car on y trouve une approche intersectionnelle du masculin (ce qui était surtout fait pour le féminin jusque-là). Il n’en examine pas seulement les aliénations et les pathologies, mais les ancre dans le système politique et social qu’est le patriarcat, qui a entraîné l’homme dans sa chute.
« Ouvrier fini » avec le chômage, « soldat brisé » avec la guerre, « père absent » à la maison, « homme castré » face aux féministes… comment ces figures déclinantes sont-elles une « chance », selon Jablonka, de redéfinir le masculin ? Mais alors comment ? Et le faut-il après tout ? 

Le masculin, lieu vide

C’est dans la 4ème et dernière partie, « La justice de genre », que l’on atteint la dimension normative et prescriptive du propos : ma crainte qui était celle de voir le masculin redéfini à coups de normes strictes et moralisantes se voit calmée par cette affirmation, p. 307 : « le masculin est un lieu vide que personne n’a le droit de s’approprier ». Ouf, on a frôlé l’essentialisation… mais si le masculin n’est pas essentialisable, ni viril, ni fort, ni dominant, ni l’inverse, comment le qualifier à côté du féminin pour le redistribuer ? 

Tout doit commencer pour Jablonka par la fin des privilèges, et on pourrait ajouter des qualifications : si le masculin doit être un lieu vide, le féminin aussi.
Ce qui doit ainsi être redistribué, c’est la possibilité de « rompre avec soi-même » et les injonctions à « faire comme », comme un homme ou comme une femme, tel que l’expose Ivan Jablonka en conclusion évoquant, avec délicatesse, ses tiraillements intimes.
Mais pourquoi alors parler de redistribution du genre, ne faut-il pas tout simplement l’abolir ? C’est la question qui reste en suspens pour moi, malgré le plaisir d’avoir eu entre les mains un livre aussi riche et sincère.  

La Grande table idées
34 min

Sons diffusés :

  • BO Charlie Chaplin
  • Chanson de Cookie Dingler, Femme libérée
  • Chanson de Eddy de Pretto, Normal

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