

De passage au Brésil, la philosophe y a été accueillie comme le diable… de quoi rappeler les troubles de l’opinion publique face au féminisme
Début novembre, les 7, 8 et 9, la philosophe Judith Butler était invitée au Brésil, à Sao Paulo, pour y tenir une conférence. Loin d’y aborder ses thèses sur le genre pour lesquelles elle est d’abord connue, elle venait y parler des « fins de la démocratie ». Et voici comment elle a été accueillie à son arrivée à l’aéroport. Attention, c’est une vidéo amateure, le son n’est donc pas très bon, mais assez pour juger de la teneur de cet accueil…
Habituée à ce genre d’hostilité, Judith Butler a pourtant cette fois-ci demandé la protection de la police et a déclaré quelques jours plus tard son effroi, rappelant, je cite, que « tout au long de l’histoire, on a attribué aux sorcières des pouvoirs qu’elles n’auraient jamais pu avoir, en en faisant des boucs émissaires dont la mort était supposée purger la communauté de la corruption morale et sexuelle ».
Voilà donc un des enjeux de cet événement : la représentation que se fait et que fabrique l’opinion publique des discours féministes. Valorisés, mis en avant, réhabilités, depuis plusieurs semaines, de manière excessive selon certains, avec cette libération de la parole des femmes, ces discours peuvent donc être aussi diabolisés par l’opinion publique, comme en témoigne le cas de Judith Butler ou les réseaux sociaux….
Entre diabolisation et réhabilitation des discours féministes, déchirée entre ces deux extrêmes, où situer alors cette fameuse opinion publique sur ce sujet ? Qui pourrait bien dire ce que le public, ce que la majorité, ce que le commun des mortels pense de ces discours féministes ?
Huée d’un côté, acclamée de l’autre, Judith Butler incarne, d’une certaine manière, le clivage de l’opinion publique, ou plutôt que ce terme trop courant de « clivage », le trouble, comme elle le dit, de l’opinion publique sur les questions féministes.
Mais voilà, l’opinion publique n’est-elle pas toujours trouble ? Qui peut prétendre connaître la tendance, forcément mouvante, de l’opinion publique ? Qui peut définir ce public qui prendrait la parole ? Et que dire de cette éternelle majorité silencieuse ? Et qui peut croire que toute opinion soit droite et claire ? Autrement dit, encore une fois, l’opinion publique n’est-elle pas, par définition, trouble ?
La philosophe et historienne Mona Ozouf, dans un article passionnant paru il y a déjà 20 ans, sur « Le concept d’opinion publique au XVIIIème siècle », rappelle ainsi que la définition de l’opinion publique n’apparaît que dans l’édition de 1798 du Dictionnaire de l’Académie. Jusqu’ici, on ne trouvait que des définitions de l’opinion, forcément douteuse, forcément faible, face à la vérité… et associée au « public », elle devient pire que cela : elle devient « populaire », soit l’avis d’une masse, informe et vouée à ses passions.
Mais il y a pourtant une autre définition que prend l’opinion publique dès le XVIIIème, c’est celui de « tribunal ». L’opinion publique, c’est alors cette force du peuple à faire barrière contre les tyrannies, les abus et les excès. Et là est aujourd’hui le problème : comment peut-elle être, elle-même, excessive et juger des excès ? Comment peut-elle à la fois être juge et parti ? Que l’opinion publique soit trouble, divisée, contradictoire, c’est un fait, et on pourrait même y voir une force au final, celle de la prudence, du scepticisme, celle, aussi, des conflits qui s’y déploient et dialoguent, mais comment peut-elle être dans le même temps un tribunal ?
Comme le rappelle Mona Ozouf citant Rousseau, le malheur de cette opinion publique est qu’elle nous oblige à demander aux autres ce que nous sommes… Et vouloir trancher cette opinion publique, forcément pour ou contre les féministes, forcément identifiable à un parti, et y voir un tribunal ne rend bizarrement justice à personne, ni à ce fameux public, ni à ses doutes, ni aux pensées et aux discours des juges et des jugés.
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