L’irruption récente de la notion de « post-vérité », désignée comme mot de l’année 2016 par le dictionnaire d’Oxford, interroge profondément les relations entre politique et vérité en ce début de XXIème siècle. Mais cette question est-elle vraiment nouvelle ?
Infox et post-vérité
Je ne sais pas si la nouvelle vous est parvenue, mais le 4 octobre dernier, la Commission d’enrichissement de la langue française, cette institution chargée d’acter l’évolution de la langue auprès de l’administration, a fini par livrer le résultat de ses cogitations sur la manière de traduire en français le terme « fake news ». Après mûre réflexion, elle a fini par opter pour le mot « infox », un néologisme juxtaposant « information » et « intoxication ».
L’infox, une infox, puisque le mot est féminin, c’est une information mensongère ou délibérément biaisée.
Si la Commission d’enrichissement de la langue française a été invitée à plancher sur le sujet, c’est parce que, depuis l’élection de Donald Trump qui a popularisé le terme, la question des « fakes news » polarise tous les débats.
La prolifération des fausses nouvelles serait même responsable du basculement de nos sociétés dans une nouvelle ère, l’aire de la « post-vérité », terme forgé par Steve Tesich [Teschitch] dans un article paru en 1992 dans le magazine américain The Nation et démocratisé en 2004 par le livre L’ère de la post-vérité de Ralph Keyes [Kaïz].
Ça n’est, en réalité, que récemment que le concept a été repris un peu partout, au point d’ailleurs où le très respectable dictionnaire britannique Oxford a jugé, en 2016, que le mot « post-vérité » était le mot de l’année. La définition qu’il en donne est la suivante : « circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence pour modeler l’opinion publique que les appels à l’émotion et aux opinions personnelles. »
Vérité et politique, un conflit ancestral
La nécessité qui semble s’être imposée d’inventer et de consacrer de nouvelles expressions pour décrire les évolutions récentes des interactions entre politique et média pourrait laisser croire que la question de la vérité en politique est tout à fait inédite dans l’histoire de l’humanité. Évidemment, et je ne pense pas vous spoiler – pour utiliser un autre terme anglais – en vous le disant, il n’en est rien ! Cette tension entre vérité et politique est en fait vieille comme le monde et c’est seulement en remontant le fil de l’histoire de la philosophie que l’on peut reconstituer ce qui relève de la continuité et ce qui relève de la rupture. C’est à cela que s’attèle Myriam Revault d’Allonnes dans un ouvrage passionnant intitulé La Faiblesse du vrai. Ce que la post-vérité fait à notre monde commun, paru la semaine dernière aux éditions du Seuil. Dès l’introduction, la philosophe prévient. Vérité et politique n’ont jamais fait bon ménage. Premièrement, parce qu’il est communément admis que l’exercice du pouvoir ne va pas sans une certaine pratique du mensonge et de la manipulation. Deuxièmement, parce que, de tout temps, les hommes ont été enclins à soupçonner la compatibilité entre la recherche de la vérité et l’exercice de la politique au jour le jour.
Du côté de Platon et Aristote
Selon Myriam Revault d’Allonnes, pour y voir plus clair, comme souvent, il faut d’abord remonter aux Grecs et commencer par un événement fondateur de la pensée politique occidentale : le procès et la mort de Socrate, philosophe épris de liberté, victime de la vindicte populaire. Au-delà de la singularité de l’événement et du personnage, pour Platon, l’événement montre bien qu’il y a un antagonisme quasi-insurmontable entre la recherche de la vérité et les conditions dans lesquelles s’exerce la politique. Il ne renonce pas pour autant à la politique, il considère, au contraire, que la cité doit être confiée à celui qui a les yeux fixés sur l’essence éternelle et immuable, c’est-à-dire au philosophe. Parce qu’il connaît la vérité, le philosophe-roi peut d’ailleurs user du pieux mensonge dans l’intérêt de la cité. Aristote, lui, pose le problème de manière différente en distinguant le domaine de la science, marqué par la nécessité, du domaine des affaires humaines, marqué par la contingence. Dans cette perspective, la pratique politique n’est pas déduite d’une ontologie préalable, qui serait celle de la vérité, elle est avant tout une expérience qui requiert certaines qualités rebelles à toute conceptualisation. La plus importante de ces qualités est la phronêsis, la sagesse pratique.
La rupture du machiavélisme et des « vérités de fait »
C’est avec l’avènement de la modernité qu’apparaît une toute autre conception des rapports entre vérité et politique sur fond de divorce à la fois avec les principes antiques, mais aussi les principes chrétiens. Cette rupture est parfaitement incarnée par Machiavel, qui considère que si le Prince ne peut pas toujours être vertueux, en revanche il doit toujours paraître vertueux. Ce qui compte pour Machiavel, c’est la réalité effective : l’action est liée à l’apparaître parce qu’elle s’exerce dans l’espace public qui n’est qu’un espace d’apparition. Il est nécessaire pour le prince de savoir agir par force, comme le lion, mais aussi de procéder par ruse, comme le renard. La politique se joue dans le visible et non dans l’immuable, son régime de vérité est donc celui de la phénoménalité. Mais la rupture la plus importante, pour Myriam Revault d’Allonnes, celle qui permet de comprendre l’avènement de la post-vérité, c’est l’introduction des « vérités de fait », qui se placent quelque part entre les vérités rationnelles et l’opinion et qui son vécues en commun par le corps politique. Or ces si vérités-ci ont toujours été particulièrement vulnérables, elles sont devenues encore plus vulnérables à l’ère de l’information globalisée et du relativisme jusqu’à se confondre avec les opinions.
Éloge de la common decency
Dans un tel contexte, en effet, la vérité n’a plus de sens. Néanmoins, pour combattre cette néantisation du réel, Revault d’Allonnes, en excellente lectrice de Georges Orwell n’en appelle pas au savoir institué, mais plutôt à un sursaut de la vérité du commun qu’est la common decency, la décence commune, cet affect structurant qui nous dispose à entrer en communauté et dont la privation ou l’absence sont le signe de l’inhumain.
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