Racistes, antiracistes, féministes, sexistes… Ils sont tous coupables d’essentialiser, c’est-à-dire d’enfermer leurs adversaires dans une identité figée, restreinte, inamovible. Pourquoi le concept d’essence est-il devenu si péjoratif ?
Dernier exemple en date d’essentialisation : l’ex-footballeur Lilian Thuram, accusé de racisme anti-blancs…
L’immoralité de l’essentialisation
« Essentialisation », c’est l’insulte suprême aujourd’hui, c’est le terme que j’ai l’impression d’entendre dès qu’on parle de genres, de sexes ou de races, et en général pour mettre fin au débat.
Par définition, l’essentialisation est l’acte de réduire un individu à une seule de ses dimensions, ce qui suppose qu’il y a non seulement réduction d’un individu, mais qu’il y a l’idée de le faire malgré l’individu lui-même. Essentialiser, c’est donc poser une étiquette.
Mais dans le terme d’essentialiser, il y a plus que l’étiquetage d’un seul individu (on essentialise peu une personne seule, pour elle-même). Dans « essentialiser », on entend aussi la généralisation d’un trait naturel : essentialiser, c’est ramener l’individu à un donné stable (un sexe, une couleur de peau, par exemple), pour ensuite l’étendre à toute une catégorie partageant ce même donné, et établir, à partir de là, une hiérarchie entre différentes catégories. Tel le racisme.
On l’aura compris à travers cette définition : l’essentialisation, c’est mal, c’est immoral. Loin de moi l’idée de défendre l’acte en lui-même, c’est le terme qui m’intéresse. Pourquoi lui fait-on porter ce fardeau ? Pourquoi souffre-t-il d’une telle dévaluation, quand on sait qu’en philosophie, tout commence ou finit justement par l’essence… ?
Aristote contre Sartre
Quand j’étais en terminale et que j’ai découvert la philosophie, j’ai découvert presque dans le même temps ce qu’était l’essence et qu’il était de bon ton de la critiquer. Autrement dit, j’ai découvert en même temps : Aristote et Sartre.
D’un côté, l’inventeur de l’essence comme substrat nécessaire, opposé au mouvement et aux accidents, et de l’autre, Sartre, pour qui les accidents et le mouvement comptaient plus que l’essence.
D’un côté, le vieux philosophe qui essentialisait, et de l’autre, le contemporain qui faisait l’éloge de l’existence contre l’essence.
Jamais je n’aurais fini une dissertation avec Aristote, ou Platon d’ailleurs, les rois de la nécessité et des substances unes et immuables, ça aurait été la honte, le contraire du « cool ».
Ce qui était bien vu, en revanche, c’était d’achever sa troisième partie par les louanges du mouvement, de la multiplicité, de la diversité, par l’amour des reliefs, des incertitudes, des aléas de la vie.
Je n’aurais jamais pensé retrouver cette même tendance une fois adulte, dans les débats actuels.
Pour moi, le terme même d’essence était cantonné à la sphère philosophique, tout comme sa dévalorisation.
Et pourtant, il est là, bien là, ce terme d’essence : dans l’air du temps avec les controverses sur l’identité et le communautarisme, de bon ton depuis le XXème siècle (avec Sartre justement) de l’employer pour le rejeter…
Parler d’essence sans essentialiser
À écouter Elisabeth Badinter insister sur le devenir contre l’identité dans le genre, on retrouve ce même rejet de l’essence. Comme si les débats identitaires avaient réactivé et s’étaient approprié cette opposition philosophique entre la tradition métaphysique et la révolution existentialiste. Serait-il possible de dépasser cette opposition ?
Peut-on s’essentialiser sans se fermer à l’existence ? Peut-on parler d’essence sans être un affreux essentialisateur, sans être soi-même fiché, essentialisé « essentialisateur » ?
Parfois, je me dis qu’Aristote a été mal compris : qu’il voulait juste déterminer un socle commun pour ensuite en discuter et ne pas être d’accord justement ; d’autre fois, je me dis qu’on en a trop fait dire à Sartre : car il n’a pas éliminé l’essence, il l’a juste fait redescendre sur terre.
Sons diffusés :
- Le billet politique de Thomas Legrand, France Inter, 09/09/2019
- Lecture de L’existentialisme est un humanisme, de Jean-Paul Sartre, par Jean-Louis Jacopin, France Culture, Les Nouveaux chemins de la connaissance
- Interview d’Elisabeth Badinter pour Sciences Po
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