Anonyme, violente, coupable, en quoi la foule inquiète-t-elle les philosophes ?
C’est Denis Salas, magistrat et essayiste, qui donne l’occasion de parler de foule puisque son livre La foule innocente est sorti tout récemment aux éditions Desclée de Brouwer. Dit comme ça, le titre ne vous frappe peut-être pas. Pourtant, tout y est : la « foule innocente » n’est pas une formule évidente, et même plutôt contre-intuitive, au vu de l’histoire de cette notion. La foule, c’est plutôt la force, la violence, la fièvre, la passion, le crime. La foule, loin de l’innocence, c’est donc plutôt le contraire, le mal… Sauf, nous dit Denis Salas, sauf quand elle est attaquée…
Pour Denis Salas, tout commence le 14 juillet 2016. Il était à Nice, il a entendu, il a vu, mais il n’a pas tout saisi sur le moment. Dans un prologue, il raconte les bruits et les cris, les interrogations, et les images qui restent… Parmi celles-ci : la foule. « La foule crie apeurée, foudroyée, agglutinée dans les bars et les résidences ».
C’est quand il « remonte à la surface du monde » que Denis Salas prend la mesure de ce qui est arrivé et qui donnera ce livre. Avec cette idée : et si la foule n’était pas la criminelle anonyme que les penseurs en ont fait, mais une individualité paisible, inoffensive, solidaire… ? Et si la foule permettait alors de penser autrement les victimes, et la figure de la victime, qu’on a tendance à banaliser et à affaiblir dans sa définition même… ?
Voilà le double enjeu de ce livre : repenser la foule et la figure de la victime… avec cette question : mais pourquoi la foule a-t-elle toujours été suspecte ? Pourquoi a-t-elle toujours été accusée coupable ?
La foule, c’est communément ce qu’on définit comme une multitude de personnes rassemblées en un lieu et en un moment dont la force ne dure qu’un instant et dont le trait saillant est de ne pas en avoir, d’être anonyme, sans visage, sans personnalité. La foule admet ainsi un sens péjoratif : c’est le commun, le vulgaire des hommes.
On pense ainsi au célèbre texte de Tocqueville sur le despotisme démocratique : « Je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme »… La foule ou le terreau du nouveau despotisme. Tocqueville l’écrit en 1840.
C’est aussi en 1840 qu’est publiée la nouvelle d’Edgar Allan Poe : L’homme des foules. C’est l’extrait qu’on a entendu : le narrateur y suit la foule et ses hommes… un homme en particulier qui n’a d’autre particularité que d’être « l’homme de la foule ». C’est tout le problème de la foule : ne pas avoir d’identité. Mais comment en est-on alors venu à la trouver suspecte ? Victime d’elle-même, incapable d’être quelqu’un, comment est-elle devenue coupable ?
Entre Tocqueville et Les Justes de Camus, plus de 100 ans se sont écoulés. Entre-temps, Gustave Le Bon a écrit La psychologie des foules, Gabriel Tarde L’opinion et la foule et Freud une Psychologie des foules et analyse du moi… Entre-temps, la foule a acquis une identité : elle est devenue plus qu’un agrégat mais toujours moins qu’un public, elle ne fait pas rien mais elle ne pense pas pour autant.
Et c’est de cela qu’elle est coupable : d’avoir une identité mais pas remarquable. Paradoxalement, c’est l’absence de traits saillants qui est alors remarqué, pointé, accusé… Peut-être parce que tout est possible, elle peut être capable du pire ou cible du pire. L’uniformité inquiète… Mais c’est quand l’inquiétude s’étend, s’uniformise, que l’on en vient enfin à écouter la foule.
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