

Pourquoi le lancement d’une fusée nous touche-t-il autant ?
Mardi 6 février, depuis Cap Canaveral en Floride, à 21h46 (heure de Paris), a eu lieu dans la soirée un vol historique : celui de la fusée la plus puissante du monde. Lancée par la société SpaceX, société spécialisée dans l’astronautique et le vol spatial, fondée au début des années 2000 par le désormais milliardaire, Elon Musk, voici à quoi ressemblait, au moins à l’écoute, le lancement de cette fusée, la Falcon Heavy.
C’est vrai que l’on entend surtout la foule en délire… mais on imagine aussi : la poussée, les flammes, la vitesse. C’était un sacré spectacle… Je l’avoue, j’ai déjà regardé plus d’une dizaine de fois cette vidéo de lancement, et j’ai eu, moi aussi, envie de crier d’enthousiasme, et même une montée simultanée d’émotions, la gorge un peu nouée, les yeux un peu embués. Mais pourquoi ? Qu’est-ce qui peut autant toucher dans un tel lancement ? La prouesse technique, la performance humaine, ou encore la beauté du geste ?
Il faut prendre cette question très au sérieux, parce qu’on entend déjà les critiques, très (trop) sérieuses, de cette émotion collective : le délire de toute-puissance de l’homme à l’échelle de l’univers, la volonté de coloniser au-delà des frontières (dans le viseur : Mars), et le coup marketing d’Elon Musk (qui en a profité, c’est vrai, pour mettre en orbite une voiture de son autre société, Tesla).
S’enthousiasmer devant un tel spectacle, ce serait être aveugle ou même d’accord avec toute cette entreprise : ce serait acquiescer à cet esprit de conquête sans limites, ce serait fuir la réalité pour un au-delà qui restera pour la plupart d’entre nous inaccessible, ce serait dire oui naïvement au rêve de possession de la terre comme s’il s’agissait d’un objet extérieur (je fais ici référence à Arendt et son texte « La conquête spatiale et la dimension de l’homme » dans La crise de la culture)…
Etre sensible à ce spectacle, ce serait donc, paradoxalement, être insensible à tous ses tenants et aboutissants. Comme si pour l’apprécier à sa juste valeur, il fallait ramener ce projet à l’échelle humaine, le réduire à des causes et effets. Mais, quand on regarde pourtant cette vidéo, on oublie tout, et on se laisse dériver tel le véhicule d’Elon Musk lâché dans l’espace…
En plein lancement de la Falcon Heavy, a en effet été lâchée en orbite une décapotable rouge Tesla, avec à son bord, un mannequin du nom de Starman, qui a tout, comme le rappelle encore Arendt, « de l’observateur imaginé par Einstein qui « se tient librement en équilibre dans l’espace » » : main droite sur le volant, bras gauche posé tranquillement sur la portière, un panneau clin d’œil, « don’t panic », sur le tableau de bord, et en tapis musical, « Space Oddity » de David Bowie ! Mais surtout, en fond, une vue imprenable : la Terre.
On a pu suivre la dérive de Starman pendant quelques heures après le lancement de la fusée. On avait l’impression d’être à côté de lui, en voyage, à contempler l’horizon, comme on le fait dès que l’on prend la route… A la différence près que le paysage n’avait alors rien à voir avec nos montagnes, nos campagnes et nos villes, où l’horizon ne marque jamais de fin et le paysage semble ne pas avoir de limites, comme si l’on pouvait toujours aller plus loin.
Mais là, bizarrement, non : le paysage avait une limite. L’espace est infini, mais la Terre, elle, quand on la regardait, de loin, avec Starman à nos côtés, semblait toute petite, modeste, bornée. Notre vision était raccourcie et notre regard, un peu déçu. Georg Simmel, dans sa Philosophie du paysage, avait tenté de saisir cette humeur indéfinissable qui nous envahit à la vue d’un paysage : ce qui nous touche, c’est cette impossibilité de le désigner, d’en donner la raison, le concept. Ce qui explique sûrement que voir la Terre, l’embrasser, la maîtriser dans ses tenants et aboutissants, reste finalement moins enthousiasmant que la possibilité, tracée par une fusée, d’en sortir.
L'équipe
- Production
- Collaboration