Le blabla du bureau

Le blabla du bureau
Le blabla du bureau ©Getty - csa printstock
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Déconfinés ou pas, certains sont encore en télétravail, comme Géraldine Mosna-Savoye qui se remémore avec nostalgie le sel de la vie de bureau : le café, les blagues des collègues, les petites conversations. Les philosophes l'ont critiqué... alors pourquoi tant d’amour pour le bavardage ?

Déconfiné ou pas, le télétravail reste de mise pour beaucoup d’entre nous. Au début, j’y voyais une grande avancée : enfin, nous étions débarrassés des interactions inutiles, libres de nous organiser à notre guise, affranchis des horaires et des trajets de transport. Mais quelques semaines plus tard, je dois me rendre à l’évidence : le travail me manque. Et bizarrement, pas le travail en tant que tel, qui continue à distance, mais ce qui fait tout le plaisir d’aller au travail. Les collègues, un bureau, une atmosphère, et surtout ce bruit de fond, ces conversations de couloirs faites de rien.
Pourquoi ce qui manque dans le travail, c’est parfois moins ce que l’on y fait que ce qui s’y passe ?

Le travail sans en être 

Les réunions, le café, l’ambiance d’un bureau et d’un studio, la cantine (l’incroyable cantine de Radio France que j’aime tant), les toilettes collectives, la présence de mes camarades des Chemins de la philosophie, les blagues des uns, les plaintes des autres… Voilà ce qui me manque du travail : ce qui se passe au travail sans en être. 

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Mais je ne serais pas complète si je ne parlais pas de cette chose irremplaçable qui a surtout lieu dans les couloirs : croiser et papoter avec des gens, sur tout et surtout de rien. Ça faisait longtemps que j’avais envie d’écrire sur ces petites conversations, ces “small talks” comme disent les anglophones. Ces conversations de rien, sur rien, mine de rien. 

Disons-le : ce type d’échange est à la fois usant et addictif. Une de ses caractéristiques est de toujours mal tomber : c’est quand on a quelque chose à finir, une urgence à boucler, un retard à rattraper, qu’une personne vous tombe dessus et commence à parler fatigue, beau temps et injustice de bureau. Difficile de s’en extirper, et pas forcément parce que votre interlocuteur est collant, mais parce que vous aussi, vous êtes pris par ce plaisir tout simple d’échanger. 

Ces petites conversations ont ceci de paradoxal : faites de rien, on passe pourtant notre temps à les alimenter et à s’en nourrir. Et après deux mois de confinement, elles creusent en moi une terrible absence… pourquoi tant d’appétit pour ce qui ne produit rien ? tant d’intérêt pour ce qui n’en a pas ? pourquoi donc tant d’amour pour le bavardage ? 

Parler pour ne rien dire 

On connaît l’expression “parler pour ne rien dire”... dans cette perspective, le bavardage serait le pire qui soit. Et les philosophes ne se sont pas privés de prendre la parole pour le dénoncer… Heidegger, Théophraste qui parle des "diseurs de rien", et Plutarque qui en a même fait un essai pour le condamner.
Alors, que reproche-t-on au bavardage ? Je dirais trois choses : 

  • d’abord, le fait que ceux qui bavardent restent sourds à ce qui est dit, ils parlent sans écouter leur interlocuteur ni prêter l’oreille à l’objet de la conversation ; 
  • de là, on reproche au bavardage de créer une forme de séparation, de scission, entre la communication et ce qui est communiqué : quand on bavasse, il ne resterait que des paroles sans fond ;
  • et enfin, on dit de ces paroles sans fond qu’elles ne donneraient jamais rien, elles n’accéderaient pas à la vérité, ou du moins, à une forme d’échange authentique, on serait loin de la parrhèsia, cette parole de vérité qui unit deux amis, chère à Michel Foucault. 

Voilà l’idée si je résume : il faudrait parler pour dire, sinon se taire.
Mais quelle idée se fait-on de la parole pour penser ça ? Pourquoi faudrait-il parler pour dire quelque chose ? Echanger, en conversant, en discutant, en bavassant, devrait-il forcément ressembler à un échange marchand où quelque chose est produit puis délivré ? 

Le pouvoir du bavardage 

Loin de ces théories tout à fait fondées, je crois que ce qui me plaît dans le bavardage, dans ces small talks, ces petites conversations, ces échanges de rien, c’est qu’ils sont une des rares choses au monde où il ne se produit rien… c’est pour ça qu’ils me manquent tant, ils sont une des rares choses non productives au travail. 

Avec le bavardage au bureau, le travail n’est pas utile, producteur, rentable, il devient plus que ça, il devient un environnement, un milieu, une ambiance, une atmosphère, ce fond imperceptible que l’on croit fait de peu. Quand on réduit le travail au télétravail, on fait ce qu’on a à faire, on échange certes avec les personnes désignées, de choses utiles, mais on perd cette improductivité. 

Voilà pourquoi parler pour ne rien dire est si important : se révèle cette chose incroyable, notamment au bureau, dans les couloirs, à la cantine et devant la machine à café : le pouvoir d’être improductif. 

À réécouter : Le pouvoir de la parole
Le pouvoir de la parole

Sons diffusés :

  • Chanson de Dalida, Paroles paroles
  • Sketch de Raymond Devos, Parler pour ne rien dire

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