

Régis Debray, ou l'art de ne jamais céder à l’empire anonyme des fausses vertus.
Dans les livres de la rentrée, un, a retenu mon attention. C’est le Nouveau pouvoir de Régis Debray. J’aimerais vous en parler aujourd’hui. Un passage, particulièrement m’a marqué. Je cite : « Nous étions, en France, catho-laïques. Pouvons-nous demain devenir néo-protestants, et troquer sans regret la virtù contre la vertu ? That is the question. Les pays issus de la Réforme ont un avantage sur leurs voisins, plus arriérés : ils ne mettent pas de volets aux fenêtres. La vertu cultive les maisons de verre, le vice, les maisons closes (les prostituées à Amsterdam sont en vitrine). Un citoyen digne de ce nom, dans ces contrées nordiques, ne traverse pas au rouge une rue déserte à trois heures du matin. Dans la demeure mal chauffée du pasteur, les descendants d’Adam et d’Ève ne trichent pas avec le fisc. On fait du piano et on lit la Bible le soir, à voix haute, en famille. » Fermer les guillemets. Qu’est-ce que nous dit donc Régis Debray et qui nous renseigne sur des différences culturelles indépassables, fondées non seulement philosophiquement, mais aussi théologiquement ? Tout d’abord revenons sur cette différence, que Debray veut décisive, entre la virtus, concept qui nous vient de la Rome antique et repris par Machiavel et la vertu à la façon américaine et mondialisée. La virtus se définit chez les Romains comme la vaillance, la virilité, l'excellence, le courage et le caractère. Notons qu’elle ne sert pas seulement à caractériser les hommes. Pensons par exemple à une figure déterminante dans le monde gréco-romain, le dieu de la guerre, de la sagesse, de la stratégie et de l’intelligence est une déesse, qui s’appelle Minerve à Rome et Athéna à Athènes. Eh bien cette virtus, vertu du courage et de la décision, marquée par la nécessité de la guerre, le destin tragique, le sacrifice inévitable a quelque chose à voir avec cette tension permanente, si bien renseignée par Nietzsche, qui traverse l’Antiquité, cette tension entre l’apollonien et le dionysiaque, c’est-à-dire d’un côté le monde de l’ordre, de la mesure et de la maîtrise de soi et de l’autre côté le monde du désir, de la démesure, ivre et incertain. L’équilibre du monde et l’équilibre de l’homme tiennent à cette contradiction. Différemment, cette contradiction est aussi présente, sans doute, dans ce que Régis Debray nomme la « catho-laïcité ». En parlant de « catho-laïcité », il renvoie sans doute à la fois à quelque chose de typiquement chrétien, à savoir ces retournements permanents que nous offre la Bible, où, à l’image de Sainte Marie Madeleine, les plus grandes prostituées font aussi les plus grandes saintes, mais aussi de typiquement français, puisqu’en France, dans le Panthéon littéraire national, se côtoient le marquis de Sade et Georges Bernanos. Autrement dit, et pour aller vite, nous ne pensons pas que le vice est une vertu, mais nous savons que la vertu ne se gagne, souvent, qu’au prix du vice. Et pour le dire autrement encore, nous ne croyons pas que la nature humaine puisse échapper à cette tension profonde entre le Bien et le Mal. Pire encore ! Nous trouvons parfois du charme aux voyous, à ceux qui trichent avec le fisc, à ceux qui, au lieu de lire la Bible chez eux le soir, mentent et se cachent pour aller voir des prostituées. Nous sommes donc bien incapables d’enlever les volets de nos fenêtres, parce que d’une part nous pensons qu’il y a des endroits où nous avons le droit d’être seuls, de ne plus être exposés au jugement du monde, et que d’autre part nous ne sommes pas dupes du fait que tout le monde a quelque chose à cacher et que c’est même ce que nous cachons qui fait, souvent, de nous, des hommes. Et j’ajouterais, que si les volets sont ouverts, alors nous devenons suspicieux et nous nous demandons « qu’a-t-il cet homme à ouvrir ses volets ? Mon dieu, quel cadavre doit-il cacher dans sa cave ? ».
Régis Debray rappelle qu’Eric Schmidt, le PDG de Google, a pu affirmer : « Seules les personnes qui ont des choses à se reprocher se soucient de leurs données personnelles ». Et vous voyez, comme tout d’un coup, cette dichotomie profonde éclaire un débat tout à fait contemporain. Je répète : « seules les personnes qui ont des choses à se reprocher se soucient de leurs données personnelles ». Eh bien ! Nous avons tout à fait raison de nous inquiéter. Et cela, non pas parce que nous avons peur d’avoir quelque chose à nous reprocher. Mais parce que, nous savons le bien, nous avons tous eu ou nous aurons tous, un jour, quelque chose à nous reprocher. Et que cela n’est pas grave, qu’ainsi va le monde et qu’ainsi va l’homme.
En cela, faisons en sorte, avec Régis Debray, de ne jamais céder à l’empire anonyme des fausses vertus.
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