

Comment la pratique du selfie transforme-t-elle la manière philosophique de voir le visage ?
- Marion Zilio Docteure en esthétique, enseignante à l'université Paris 8 Vincennes Saint-Denis dans l'UFR Art, Philosophie et Esthétique
Parlons selfie aujourd’hui grâce à l'excellent livre de Marion Zilio qui paraît aux éditions PUF, Faceworld, le visage au XXIème siècle. Si le selfie fait écho en littérature à l'autobiographie et en peinture, bien sûr, à l'autoportrait, il correspond en philosophie à tout un ensemble de réflexions, questions et tensions sur le visage... dont celle-ci : de plus en plus visible, par l'usage élargi du selfie, que donne à voir le visage aujourd'hui ?
A la question « que donne à voir un visage ? », on pourrait tout simplement répondre : une personne. Un visage, c’est forcément celui de quelqu'un en particulier, que l'on reconnaît et qui se singularise. Tout de suite, le visage appelle ce genre de réponse liée à l'identité.
Mais il y a un tout autre ordre de réponses, plus dans l'air du temps, plus réactif aussi face à cet air du temps, qui consiste à voir dans tous ces visages qui se montrent et se regardent, du narcissisme. C'est le cas de Thierry Frémaux, le délégué général du Festival de Cannes, qui, déjà, en 2016, s'agaçait de cette manie du selfie qui ralentit la montée des marches, et qui, vient d'interdire carrément son usage pour le prochain Festival.
Narcissisme, ego, immiscion de la technique empêchant l'immédiateté du moment, concurrence entre représentation et présence... ou tout simplement, grand moment de ridicule, la pratique du selfie a transformé notre approche du visage et de cette question « que donne-t-il à voir? »... c'est tout l'enjeu de cette réflexion : pourquoi la visibilité du visage empêche-t-elle, bizarrement, de voir le visage lui-même ?
Dès l'Antiquité, le fait de se voir a été frappé d'un enjeu moral. Marion Zilio le rappelle à travers toute une histoire du visage : jamais représenté durant la préhistoire puis apparaissant en Grèce jusqu'à son explosion simultanée avec la photographie au XIXème siècle... Contrairement à ce que l'on croit, le visage ne se regarde ni se montre naturellement, il s'est inventé et continue de se fabriquer.
En témoigne le mythe de Narcisse dans lequel on a vu un double risque : celui, d'abord, de se fermer aux autres pour n'être qu'avec soi, et celui, ensuite, de se chosifier, soit le double risque de n'être qu'un sujet autonome ou qu'un objet extérieur à soi.
En fait, on pourrait dire que le visage a toujours tort : trop soi ou trop peu soi, il a le tort originel, le paradoxe, de nous montrer, nous, tout en nous sortant de nous, d'être l'extériorisation artificielle d'une intériorité qu'on ne saurait réduire à quelques traits. Et c'est là où l'apparition du visage s'est toujours vu accompagner d'une critique morale... Alors, comment faire ? Faut-il voir le visage comme une inévitable réduction de soi et servitude à l'autre ? OU faut-il aller à fond dans cette voie d'un visage artificiel, que l'on transforme, que l'on invente, à force de selfies, autant de manières libres de construire son identité ?
A cette alternative, il y a une 3ème voie : celle proposée par Levinas. Je vous laisse découvrir celle proposée par Marion Zilio dans la dernière partie de son livre... celle d'Emmanuel Levinas, de son côté, ouvre sur l'idée d'un visage irréductible à son apparence, à sa visibilité et à soi.
Le visage, ce ne sont pas les quelques traits que nous montrons à l'autre, mais cet autre que nous voyons entièrement, complètement... Loin d'être narcissique, l'usage du selfie n'est peut-être en fait qu'une ouverture à cet Autre que l'on est ou à l'Autre tout court (avec qui on partagera ce selfie), et c'est aussi peut-être un grand cadeau que l'on accorde : se montrer à l'autre en assumant tous les artifices de ce geste...
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