Les femmes et la vie ordinaire

En 1950, une femme passe l'aspirateur dans son intérieur
En 1950, une femme passe l'aspirateur dans son intérieur ©Getty - George Marks
En 1950, une femme passe l'aspirateur dans son intérieur ©Getty - George Marks
En 1950, une femme passe l'aspirateur dans son intérieur ©Getty - George Marks
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Christopher Lasch, 1932-1994, propose dans son ouvrage « Les femmes et la vie ordinaire », qui reparaît, une réflexion sur le caractère paradoxal de l’émancipation des femmes en insistant sur le rôle qu’elles ont joué dans leur propre soumission.

Les femmes et la vie ordinaire de Christopher Lasch, paru aux États-Unis en 1997, est republié en format poche aux éditions Champs essais.

Un travail d’historien

Les travaux réunis dans l’ouvrage concourent tous, chacun à sa manière, à mettre en évidence les relations entre l’idéologie moderne de l’intimité, le nouvel idéal domestique de XIXème siècle et le féminisme pour mieux montrer la non-linéarité des relations hommes-femmes et récuser la théorie selon laquelle, de tous temps, les femmes auraient été oppressées et persécutées par la gent masculine. Et quoi de mieux pour s’en rendre compte, pour l’historien de formation, que de remonter à la racine et d’analyser les différentes conceptions du statut de la femme, de l’amour, du mariage et de la maternité selon les époques. 

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Le Journal de la philo
5 min

La querelle des femmes 

Ainsi, la première partie de l’ouvrage, qui rassemble quatre essais sous le titre Les manières et la morale, est entièrement dédiée à une description circonstanciée des relations entre les hommes et les femmes dans le monde d’avant la modernité.  Si la querelle des femmes, nom communément donné aux débats récurrents sur le statut des femmes depuis le Roman de la Rose rédigé par Jean de Meun au XIIIème siècle et aux réactions qu’il a provoquées, tient lieu d’origine du féminisme, Lasch montre que ceux qui débattaient alors des pour et des contres de la féminité ne se demandaient pas si la nature avait établi une hiérarchie entre les sexes. La question qui se posait n’était pas de savoir si la femme était l’égale de l’homme en termes abstraits, mais plutôt dans quelles relations sociales elle était son égale ou son subalterne dans une époque où amour et mariage s’excluaient mutuellement au point que toute la littérature aristocratique de l’amour, comique ou courtoise, tournait autour d’un triangle composé du mari jaloux, de sa jeune épouse et de l’amant de celle-ci. La vie courtoise médiévale n’était donc pas tant une tradition de pure misogynie qu’une dialectique amusée dans laquelle hommes et femmes étaient, tour à tour, objet de satire. Ce n’est qu’à partir du XIXème siècle et de l’apparition d’une classe moyenne bourgeoise que la vision dynastique du mariage a été remplacée par la vision romantique d’une union librement choisie. 

L’idéal érotique et le culte de la domesticité

Cependant, dans l’essai Les mystères de l’attirance, Lasch soutient, en s’appuyant sur les travaux de Jean Hagstrum qu’une contre-tradition d’amour romantique aurait en fait existé avant l’essor de la classe moyenne en Occident et ce, dès l’Antiquité grecque.  Le mariage dans sa forme idéale a pu, à travers les époques, être considéré comme la combinaison parfaite entre désir sexuel et respect mutuel.  L’auteur se penche alors sur un cas spécifique de cet « idéal érotique » : la multiplication des mariages clandestins entre amants en France et en Angleterre et leur répression à travers l’obligation de l’accord parental et de la publication des bans.  Pour Christopher Lasch, l’évolution de la conception du mariage est la pierre angulaire qui permet de comprendre tout le reste. C’est ainsi qu’à la fin du XVIIIème siècle, la convergence d’une critique de la lady aristocratique, créature de loisirs et bibelot indicateur de statut et d’un nouvel idéal du mariage chez les classes moyennes fondé sur le respect mutuel, a vu émerger un culte de la domesticité, créant une nouvelle forme de paternalisme véritablement nocive. 

Patriarcat traditionnel, nouveau paternalisme

La deuxième partie de l’ouvrage suit le fil directeur et, en cinq essais, nous ramène à l’époque moderne via une analyse des relations hommes femmes au sein de la famille moderne, de la nature changeante du travail, du féminisme et de l’appareil culturel de l’État libéral.  Pour Lasch l’association de féminité et domesticité était encore supportable à l’aire où les femmes pouvaient mener des activités en dehors du foyer en contribuant activement à la sphère publique notamment entre 1890 et 1920, période pendant laquelle les femmes fondèrent partout en Europe et aux États-Unis de nombreux mouvements : abolition du travail des enfants, établissement de tribunaux pour enfants, construction de logements sociaux, instauration de l’inspection des usines, renforcement des lois sanitaires, abolition ou régulation de la prostitution.  C’est le déplacement des classes moyennes vers les banlieues qui a fini d’achever le modèle familial en le transformant en « camp de concentration confortable » selon les mots de Betty Friedan.  La fameuse famille traditionnelle où l’homme part travailler tandis que la femme reste à la maison ne date en fait que du milieu du XXème siècle, ce qui explique la révolte féministe des années 1960 et la volonté des femmes de conquérir des vies d’hommes.  En réalité, selon Lasch, pensant s’être libérées du patriarcat traditionnel, elles se sont en fait assujetties à un nouveau paternalisme, celui de la société de consommation et de l’État libéral.  Pour Lasch, il ne suffit pas de se battre pour l’égalité hommes-femmes, encore faut-il se battre pour une vie véritablement vécue selon ses besoins propres, loin des exigences imposées par l’économie d’entreprise qui a fini par coloniser les esprits et les familles.