N'avez-vous jamais été touché.e par une chaussure abandonnée dans la rue, sans sa jumelle, sans aucun pied pour la porter ? On peut se demander quelle fut son histoire, car les objets font partie de nous quoi qu'on en dise... mais ont-ils une vie propre ? Existent-ils en dehors de leur usage ?
Je ne sais pas si c’est le fait de déménager qui m’a rendue nostalgique ou matérialiste, mais j’ai été frappée ces derniers temps, touchée même, par tous ces objets que j’ai vus dans la rue. Vous savez tous ces objets laissés à l’abandon, qui n’ont pas leur place, habituellement, en dehors d’une maison ou d’un appartement. C’est un canapé qui attend le service des encombrants de la ville de Paris, une commode à laquelle il manque un tiroir ou pied, des WC dont il ne reste que la cuvette, des livres écornés et tachés… que font-ils là dans la rue ? Qui les a laissés là ? Que leur est-il arrivé ? Voilà ce que je me suis demandé : quelle est la vie de tous ces objets qui nous entourent ?
La part essentielle de nos vies
Les faits sont là : les objets sont une part essentielle de nos vies. J’en veux pour preuve l’attachement de ma fille à sa tétine, mon amour infaillible pour ce pull mauve, la passion de certains pour les voitures, les livres ou je ne sais quoi… Personne ne pourra dire le contraire, même ceux qui s’en tiennent au minimum et critiquent notre société de consommation : les objets sont là, nécessaires, évidents, utiles, aimés ou détestés.
On en a besoin, envie, on les achète, on les use, on les jette. Voilà à quoi ressemble la vie d’un objet. Mais est-ce suffisant de dire ça ? C’est ce que je me suis demandé en croisant, à plusieurs reprises, cette chaussure abandonnée en bas de chez moi. Comment avait-elle atterri là ? Seule, sur le trottoir ? Elle n’avait pas l’air spécialement abîmé, elle n’était d’ailleurs pas dans une poubelle, mais elle était indéniablement seule sur ce trottoir. Pas de pied droit pour l’accompagner, personne pour la porter ni la jeter.
Je me suis demandé à qui elle avait appartenu, qu’avait fait cette personne avec cette chaussure à son pied gauche : avait-elle fait la fête, dansé, passé des entretiens d’embauche, couru après un bus ou rencontré l’amour de sa vie ? Et surtout qu’avait-elle fait pour la perdre ici ou la jeter ? Mais, en y repensant, je me suis rendue compte que ce n’était pas la vie de son propriétaire qui m’intéressait, mais elle, cette chaussure… qui est-elle ? quelle a été sa vie, à elle ?
Au-delà de l’usage et de l’amour
Que deviennent les objets une fois que l’on ne s’en sert plus ? Quand ils sont perdus ? Ou quand on n’en veut plus ? Existent-ils plus longtemps que nous ? Peuvent-ils exister malgré nous ? A quel moment peut-on dire qu’un objet est mort ? Appliquer ces questions aux objets semble absurde, parler d’existence, de devenir et de mort le semble encore plus.
Et pourtant, cette chaussure en bas de chez moi, sa présence, en témoigne : les objets sont plus qu’une part de nos vies, plus que des supports, des cadres, qu’on charge d’une dimension seulement utilitaire ou carrément affective… ils excèdent largement nos vies, à nous, mais alors à quoi peut bien ressembler la leur ? Mais surtout, et c’est la question : à quoi peut bien ressembler leur vie au-delà de l’utilité ou de l’amour qu’on a pour eux ?
Là est le paradoxe : les objets nous survivent, mais cette longévité suffit-elle à les faire exister en dehors de leur usage ?
Le problème n’a pas échappé aux philosophes : Heidegger nous dit qu’un objet est plus qu’une chose, mais moins qu’une œuvre d’art ; Simondon, lui, s’intéresse au mode d’existence des objets techniques, seulement ; et Baudrillard en a fait un système sémiologique, s’intéressant à leur pure matérialité (que dit le cuir d’un canapé ou la transparence du verre).
Résister / exister
On pourrait aussi parler des Choses de Georges Perec, de l’ours en peluche Otto de Tomi Ungerer, de l’urinoir de Duchamp… les exemples ne manquent pas pour tenter de percer l’épaisseur des objets. Quelque chose d’eux résiste au temps mais aussi à l’interprétation : silencieux, monotones, simples spectateurs, ils restent opaques, d’un bloc.
Voilà, c’est peut-être ça leur vie : leur résistance.
Ils résistent, ils prouvent qu’ils existent. C’est ça qui est fascinant avec les objets. On les utilise mais ils nous opposent leur présence. D’une certaine manière, ce sont eux qui nous dominent, qui marquent nos vies, en témoignent. On craint beaucoup la réification, le fait d’être réduit à l’état de chose ou d’objet, mais on pourrait aussi voir le bon côté des choses et donner aux objets une forme de vitalité.
Sons diffusés :
- Chanson de Philippe Katerine, Les objets
- Reportage BFM TV sur les objets trouvés, 2012
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